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Thierry Malandain, chorégraphe
13 avril 2014 : Thierry Malandain - Vous avez dit néo-classique? Une leçon d'histoire
A l'occasion de la reprise de sa Cendrillon
au Théâtre de Chaillot à Paris, Thierry Malandain a
accordé à Dansomanie une très longue interview,
qui est d'abord une véritable leçon d'histoire, au cours
de laquelle le célèbre chorégraphe biarrot
s'essaye à définir le néo-clacissisme et la
façon dont son œuvre personnelle s'inscrit dans ce courant
esthétique. Et c'est le jour même des cinquante-cinq ans
de Thierry Malandain que nous publions ce texte, à
découvrir comme un manifeste artistique et un plaidoyer pour un
renouveau de la danse en France.
Le Ballet Biarritz est de retour à Paris pour présenter Cendrillon, créé l’an passé à Versailles. Comment est né ce projet?
A l’origine, c’était une commande
de l’Opéra royal de Versailles. Son directeur, Laurent Brunner, voulait inviter
ma compagnie pour une création ; c’est lui qui a souhaité que le thème en
soit Cendrillon. Ce n’était pas franchement un ouvrage que j’aurais voulu
faire, car pour moi, il aurait nécessité un grand effectif, et avec les vingt
danseurs du Ballet Biarritz, cela paraissait difficile. Mais Laurent Brunner
désirait être co-producteur du spectacle, ce qui en garantissait le
financement, et c’était aussi une chance incroyable de pouvoir danser à
Versailles. J’ai donc fait tous les efforts possibles pour trouver une solution
et pallier le nombre insuffisant d’exécutants.
Cendrillon
a déjà fait l’objet de très nombreuses
chorégraphies. Y a-t-il des versions qui vous ont marqué
et/ou influencé? Ne trouve-t-on d’ailleurs pas des
citations d’autres chorégraphes dans votre propre
pièce?
L’une des raisons pour lesquelles je n’avais pas trop envie de faire ma propre Cendrillon,
c’est l’existence de la version de Maguy Marin. Pour moi,
il était difficile de faire mieux, et j’ai toujours
hésité à m’attaquer à ce ballet
à cause de cela. Autrement, pour ce qui est des influences,
évidemment je connais la Cendrillon
de Frederick Ashton ou celle de Nouréev, que j’ai vue
à l’Opéra de Paris. J’étais
également allé voir celle de Heinz Spörli, à
Zurich. Je ne saurais dire exactement si j’ai été
inspiré davantage par l’une ou par l’autre. Certes,
il y a les personnages-clés de la marâtre et des deux
méchantes sœurs, dont j’ai fait des travestis, comme
Ashton. Mais en même temps, c’est un peu une tradition de
confier l’interprétation de ce genre de rôles de
caractère à des hommes.
Un conte de fées tel que Cendrillon
peut-il être encore transcrit au premier degré ou
l’idée d’une adaptation
«décalée» s’est elle imposée
d’emblée?
Si
ces sujets intéressent encore le public aujourd’hui,
c’est qu’une dimension universelle les sous-tend. On peut
toujours s’identifier au sujet lui-même. J’ai souvent
dit que Cendrillon,
c’était moi. En même temps, je pense que c’est
le rêve de tout un chacun de vouloir être aimé,
reconnu, de ne pas être mis au placard, et tout simplement
d’exister. Je pense qu’au delà de la féerie, Cendrillon,
c’est cela. J’ai essayé de suivre la narration,
certes, mais j’ai aussi voulu y exposer mes attentes, mes
espoirs, dans lesquels d’ailleurs chacun peut se retrouver.
Lors de la conception du ballet, aviez-vous déjà en tête des interprètes particuliers?
Oui, si j’ai accepté la proposition de Laurent Brunner et
de l’Opéra de Versailles, en dépit de toutes mes
réticences, c’est aussi parce que je pensais avoir une
Cendrillon et un Prince. Sinon, j’aurais refusé, ça
n’aurait pas eu de sens. Là, j’ai tout de suite
pensé à Miyuki Kaneï et à Daniel Vizcayo. Ils
dansent souvent ensemble et s’apparient bien. Former des couples,
c’est toujours une affaire compliquée, mais là,
j’avais les artistes qu’il fallait sous la main. Et
j’avais aussi de quoi pourvoir les autres rôles : Claire
Lonchampt, qui venait d’arriver dans la compagnie, et qui
était la meilleure fée qui soit. Elle est très
jolie, blonde, elle correspond à l’image qu’on a
d’une fée. Mais si je n’avais pas eu ces danseurs,
j’aurais dit non.
Depuis la création l’an passé à Versailles, votre Cendrillon a-t-elle évolué?
Le
ballet a mûri, certainement. Je n’ai pas pour habitude de
modifier mes chorégraphies après la première, mais
là, j’ai rajouté un passage sur pointes, durant le
voyage de Biarritz à Paris! Depuis l’an passé, nous
avons engagé une danseuse mexicaine, Patricia Velázquez,
qui est d’assez petite taille, et qui est, si l’on peut
dire, véritablement «née sur pointes». Cela
me faisait de la peine qu’elle mette les pointes pour le cours,
et qu’ensuite, elle ne puisse pas s’en servir sur
scène.
C’est la première fois qu’une danseuse apparaît sur pointes dans l’un de vos ballets?
Non, pas tout à fait. Je les ai utilisées dans Fleur de pierre,
un ballet que j’avais monté il y a très longtemps,
également sur une musique de Prokofiev, pour ma compagnie
d’alors, «Temps présent». Dans le grand
divertissement dit des «Pierres précieuses» au
second acte, toutes les filles étaient sur pointes. Le
problème, entre moi et les pointes, est lié à
diverses choses. Tout d’abord, une raison économique. Une
paire de pointes, ça coûte très cher, et même
si aujourd’hui, les choses vont mieux – grâce
notamment à une opération de mécénat avec
Repetto – on ne pourrait pas se permettre de mettre toute la
compagnie sur pointes. A l’époque de «Temps
présent», c’était la municipalité de
Saint-Etienne qui avait financé les pointes, qu’on a vite
abandonnées ensuite, sauf à l’occasion d’une
reprise du spectacle par une compagnie américaine. Je
rêverais de faire un ballet sur pointes à nouveau, mais
cela ne me semble pas possible, pour les raisons économiques que
je viens d’exposer, et aussi parce que les danseuses que nous
recrutons ne veulent plus travailler sur pointes, elles sont au
contraire plutôt contentes d’en être
débarrassées. De plus, sauf à rester dans un
langage strictement classique, cela me demanderait aussi beaucoup de
travail d’adaptation, afin de trouver des pas nouveaux. Sur le
principe, je ne suis pas contre, mais il me faudrait du temps, car
sinon, on se retrouve facilement à copier Forsythe ou Balanchine
sans le vouloir!
L’absence d’orchestre pour la reprise de Cendrillon
à Chaillot a-t-elle changé la donne? La musique
accompagne-t-elle la danse ou la danse accompagne-t-elle la musique?
Pour moi, la musique est vitale dans le processus de création.
Je ne peux pas m’en passer. C’est vrai que la
création de Cendrillon
a eu lieu avec l’Orchestre de Chambre du Pays Basque, mais on a
aussi fait beaucoup de spectacles sans. C’est plus magique avec
l’orchestre. Mais c’est aussi plus «dangereux»
pour les danseurs, car les tempi ne sont pas forcément
exactement les mêmes d’un soir à l’autre ;
cela peut s’avérer déstabilisant pour eux. Avec la
bande enregistrée, c’est «tout confort».
Lors
de la création, y avait-il eu une collaboration
particulière avec l’orchestre et le chef, Josep
Caballé Domenech?
Oui, il a d’abord assisté à plusieurs
répétitions en studio, et je lui avais communiqué
l’enregistrement (russe) que j’utilisais pour ces
séances de travail, afin qu’il en mémorise les
tempi. J’ai aussi procédé à un nombre assez
important de coupures ; je lui ai demandé son avis et son
accord, et il s’est toujours montré très
conciliant. Ça ne se passe pas toujours comme ça mais
avec Josep Domenech, la collaboration a été très
agréable.
De la même façon, la scénographie a-t-elle
donné lieu a un travail collaboratif entre vous-même, le
décorateur et le costumier? A l’origine, c’est vous
qui leur avez fourni l’idée, ou, au contraire, ce sont eux
qui sont venus vers vous avec des propositions?
Pour la scénographie, je travaille depuis vingt-sept ans avec le
même décorateur, Jorge Gallardo, qui est Chilien.
Auparavant, il résidait à Miami, mais là, il est
retourné vivre dans son pays, à Santiago.
L’éloignement complique sérieusement les choses.
Pour toutes mes créations, j’ai besoin, pour faire
travailler mon imagination, de connaître très vite
l’espace dans lequel va évoluer la danse. De ce fait,
j’ai souvent une idée assez précise de ce que
seront les décors et les costumes avant même de rencontrer
le scénographe. Lorsque nous nous voyons, nous discutons bien
sûr, et Jorge Gallardo propose des adaptations. Mais ça
concerne surtout les costumes, pour le décor, là,
j’arrive avec un projet déjà quasiment fixé.
Cela se passe souvent dans un café, en discutant. Jorge est
là avec son bloc et dessine au fil des échanges
d’idées, et moi aussi. Mais souvent, à cause du
décalage horaire, quand il vient me voir, il a du mal à
dormir, et donc, il travaille toute la nuit, et quand on se retrouve le
lendemain, ses projets ont déjà beaucoup
évolué, et ne ressemblent plus forcément à
ce qu’on avait arrêté la veille!
Vous
avez dit, un peu en forme de boutade, «Cendrillon, c’est
moi». Est-ce que cette œuvre en particulier, et de
manière plus générale, l’ensemble de vos
ballets revêtent une dimension autobiographique?
Oui, je pense qu’on ne peut pas faire sans, même si cela
n’apparaît pas immédiatement. Quand je crée
un ballet, j’ai besoin que cela ait du sens, par rapport au
public, et par rapport à moi. Il faut que je puisse nourrir
l’œuvre d’émotions personnelles, même
s’il ne s’agit pas d’en faire étalage. Je suis
quelqu’un de plutôt pudique, et je ne vais pas me
«mettre en scène». Mais j’ai besoin que mes
créations soient reliées à des
préoccupations personnelles, car sinon, ça ne marche pas.
Par exemple, dans un pas de deux qui dépeint une scène
d’amour, il faut que je puisse relier cela à ma propre
existence, aux sentiments que j’ai pu éprouver envers
untel ou unetelle. Pour que cela sonne «vrai», il faut que
je puise cela en moi. Après, je ne sais pas si cela se ressent
dans le résultat final, mais au moins pour ce qui est du travail
en studio, je suis obligé de mettre ce que je crée en
relation avec des émotions personnelles.
Justement, dans Cendrilllon,
le thème de la chaussure est omniprésent et nous
évoquions plus haut la question des pointes, est-ce que pour
vous le chausson de pointe est une sorte de Graal, de talisman?
Oui. Pour moi, la pointe, c’est l’instrument du rêve.
Mais ce que je trouve dommage, c’est qu’au fil de
l’histoire, le chausson de pointe est devenu quasiment un
instrument obligé. Il s’est banalisé. Au
dix-neuvième siècle, il était utilisé avec
parcimonie, pour traduire une dimension irréelle. Après,
on l’a mis partout. Par exemple, je trouve idiot de mettre
Giselle sur pointes au premier acte. Cela n’a pas de sens. Mais
maintenant, cela fait partie de l’«uniforme» de la
danseuse. Moi, ce que je voudrais, c’est que la pointe conserve
un caractère onirique. Après, le chausson de pointe
est-il un Graal pour moi? Oui, en tout cas, pour le futur. Je
rêve de trouver l’audace de pouvoir oublier tout ce que
j’ai fait durant ma carrière, et de monter un ballet
vraiment «classique», sans chercher à innover, en
chorégraphiant presque des pas d’école. Je ne sais
pas si j’y parviendrai un jour, mais c’est en tous cas ce
à quoi j’aspire.
Un
conte de fées, c’est toujours d’actualité, au
vingt-et-unième siècle? On sais que vous avez
déjà abordé le genre dans Magifique, qui s’appuyait en partie sur La Belle au bois dormant, et que dans vos projets immédiats figure La Belle et la bête… Pourquoi un tel choix? Qu’est-ce que cela porte comme actualité?
Comme Cendrillon, La Belle et la bête
est une demande de Laurent Brunner pour Versailles. Par ailleurs, en
2016, San Sebastian, au Pays basque, ville avec laquelle nous
travaillons beaucoup, sera «capitale européenne de la
culture». L’un des thèmes des manifestations
prévues dans ce cadre sera «la différence».
De ce point de vue, le choix de La Belle et la bête
tombait bien aussi – la bête, c’est l’autre,
l’être écarté, ostracisé. Maintenant,
je ne sais pas encore de quelle manière je vais traiter ce
sujet. J’y suis allé un peu à reculons car, comme
je le dis souvent, je n’ambitionne pas de finir ma
carrière en faisant tous les Walt Disney! En même temps, La Belle et la bête,
c’est un beau thème. Je n’y ai pas encore vraiment
réfléchi. Mon problème immédiat,
c’est de trouver une musique. Pour Cendrillon, c’était simple, comme il y a la partition de Prokofiev. Mais pour La Belle et la bête,
il n’y a pas grand chose d’utilisable, hormis la bande son
du film de Cocteau et l’opéra de Philip Glass. Donc, je
vais essayer de trouver une musique appropriée et de ne surtout
pas faire la même chose que pour Cendrillon,
c’est-à-dire un ballet narratif. J’aimerais que
l’ouvrage ait une dimension plus universelle, plus humaine, un
caractère davantage «symphonique».
Envisagez-vous de passer une commande spécifique à un compositeur?
Non, même s’il y aura de nouveau un orchestre pour la
création, à Versailles. Les collaborations avec des
compositeurs contemporains ne m’ont jusqu’ici pas vraiment
réussi. Non que le résultat ait été
mauvais, mais les réactions de la presse, de la critique, ont
été souvent très négatives. Il y a deux
ans, j’avais monté Lucifer,
sur une partition de Guillaume Connesson, que je trouve magnifique, et
les commentaires sur la musique ont été très
mitigés. Idem pour la Chambre d’amour,
avec une musique de Peio Çabalette. La pièce n’a
pas eu de succès et n’a été
représentée que cinq fois. C’est très
curieux, les relations entre la musique contemporaine et moi. Certes,
j’ai fait des ballets sur des pièces de compositeurs
modernes, comme Steve Reich (Sextet,
1996, ndlr.), qui ont marché, mais chaque fois que j’ai
passé une commande spécifique à un compositeur,
ça a été l’échec. Je trouve cela
assez injuste d’ailleurs. Je n’arrive pas à le
comprendre. Quand, dans la danse contemporaine, on prend pour
l’accompagnement un gars qui joue deux-trois bricoles au
synthétiseur, ça passe bien, et quand on commande une
pièce symphonique – comme c’était le cas pour
Lucifer, une
partition de quarante minutes, pour un effectif de soixante-dix
musiciens – toutes les critiques sont négatives. Ça
me dépasse.
Pour La Belle et la bête,
il y a un autre problème. Si je demandais à un
compositeur d’écrire une musique, je serais obligé
de lui fournir un scénario détaillé, à
partir duquel il puisse travailler. Et ça aurait pour
conséquence de donner au ballet une dimension narrative
prédominante, dont je ne veux pas. Ce qui me plairait, ce serait
– c’est juste un exemple fictif - de parvenir
à monter La Belle et la bête sur une musique comme celle des Planètes, de Gustav Holst.
Le
conte de fées renvoie aussi au ballet romantique, à
Petipa… Quel est votre rapport à l’histoire de la
danse, d’autant qu’on trouve, parmi vos créations,
bon nombre de relectures de grands chefs-d’œuvre du
répertoire (L’Après midi d’un faune, Magifique, Les Petits riens, Les Créatures de Prométhée, Boléro, Icare…)?
Oui, on peut dire que j’ai un rapport intime avec
l’histoire (de la danse). Mais c’est d’abord de la
curiosité. Reprenons les choses du début. Je suis devenu
chorégraphe un peu par hasard. A priori, je souhaitais
plutôt devenir décorateur, mais lorsque
j’étais au Ballet de Nancy – et que je cherchais de
quoi occuper mon temps libre, car je suis quelqu’un
d’hyperactif -, je suis tombé sur l’annonce
d’un concours de chorégraphie organisé par le
magazine Les Saisons de la danse.
J’ai tenté ma chance et j’ai obtenu le prix, trois
années de suite d’ailleurs. Les danseurs qui ont
interprété les ballets que j’avais faits pour le
concours m’ont demandé si je ne voulais pas devenir
chorégraphe, et m’ont suggéré de fonder une
compagnie avec eux. L’aventure a commencé ainsi.
J’ai écrit mes pièces dans le langage qui
m’était familier, et qu’on appelait
«néo-classique». Mais, comme j’ai fait mes
débuts de créateur dans les années 1980, au moment
de l’éclosion de ce qu’on a appelé «la
nouvelle danse française», j’ai
d’emblée été traité de has-been!
J’étais «néo-classique» à une
époque où il ne fallait plus l’être. Ma
culture à l’époque était très
lacunaire. J’avais vingt-trois ans, je chorégraphiais
à l’instinct, je n’avais ni
références, ni vraie réflexion, et j’ai
voulu alors comprendre d’où je venais, artistiquement
parlant, je voulais connaître mes «racines»
culturelles. On m’avait étiqueté
«néo-classique», alors j’ai voulu comprendre
ce que cela signifiait. Mes premiers ballets étaient
basés respectivement sur des œuvres d’Arthur Rimbaud
et d’Edgar Poe. Il ne s’agissait donc pas de relectures de
chorégraphies classiques. Lorsque je suis arrivé à
Saint-Etienne, les choses ont changé. C’était un
Opéra, et on m’a demandé de faire des
chorégraphies destinées à être
insérées dans des ouvrages lyriques, notamment ceux de
Massenet, compositeur qui était d’origine
stéphanoise. Et donc, lorsque j’ai dû régler
des ballets pour Cigale ou Le Carillon,
j’ai été confronté à des œuvres
du passé, sur lesquelles il m’a fallu faire des recherches
historiques. D’une simple curiosité, la découverte
de la danse d’autrefois est devenue une véritable passion.
Des considérations commerciales, il faut le dire, m’ont
également amené à reprendre certains titres du
passé : quand vous montez Boléro,
tout le monde sait de quoi il s’agit. Et donc, c’est un
ensemble de faits et de circonstances qui m’ont incité
à relire les grands ballets du répertoire.
Y a-t-il aussi une ambition pédagogique, à vouloir faire
revivre auprès du public de grands chefs-d’œuvre du
passé, en les actualisant le cas échéant?
Oui, absolument. Même si Boléro
par exemple n’a pas besoin de moi pour rester vivant. Parfois,
ça tombe à l’eau, car le public ne maîtrise
pas les références. Là où mes ballets ont
reçu le meilleur accueil, c’est en Allemagne et en Russie.
Ça me rassure, je me dis que finalement, je ne suis pas si
«couillon» et qu’il y a des gens qui me comprennent.
En Allemagne, le public est très cultivé et saisit
immédiatement tous les clins d’œil, les
références historiques. En Russie également. Le Sang des étoiles, qui vient d’être repris au Ballet du Rhin, contient une allusion explicite à La Bayadère.
Des ours parodient la Descente des Ombres. Quasiment personne ne
s’en est aperçu. Lors des représentations du
même ouvrage à Moscou, le public, qui avait parfaitement
saisi la chose – l’incongruité de faire danser la
chorégraphie de Petipa par des ours - , applaudissait et riait
sans arrêt.
Peu
de chorégraphes s’intéressent autant que vous
à l’histoire de la danse – vous publiez même
régulièrement des articles dans Numéro,
le journal du Ballet Biarritz. Serge Lifar, qui avait même
créé une chaire universitaire d’histoire de la
danse, avait suivi une démarche similaire. Est-il un
modèle pour vous, qui l’avez d’ailleurs connu
personnellement?
Pour être franc, Lifar, je l’assassine un peu dans mon dernier ouvrage, qui paraît en ce moment (Cendrillon, carnet de création,
édité par le Centre National de la Danse, ndlr).
J’exagère un peu, je lui rends également hommage.
Mais c’est complexe. Comme je l’ai dit, j’ai
été amené à «remonter le
temps», à la recherche de mes racines artistiques. Et
cette exploration m’a permis de découvrir des
personnalités comme Mariquita (1838-1922, danseuse
d’origine algérienne qui fut Maître de ballet
à l’Opéra-Comique, ndlr) – et bien
d’autres d’ailleurs, aujourd’hui totalement
oubliées. J’ai l’impression qu’avec Lifar, on
a écrit une sorte d’ «histoire officielle» de
la danse, centrée sur l’Opéra de Paris, et
qu’on a sciemment «mis à l’index» un
grand nombre d’œuvres et d’auteurs. On en revient
à Cendrillon, la souillon mise à l’écart de
sa famille et moi, «mis à l’écart de la
modernité». J’exagère un peu, car
aujourd’hui, je suis reconnu, je peux me produire au
Théâtre de Chaillot, j’ai de bonnes critiques, mais
j’ai mis trente ans à en arriver là. Je ne
l’oublie pas, comme je n’oublie pas que par le
passé, de grands chorégraphes ont peiné à
être reconnus, ou ont dû quitter la France pour obtenir
cette reconnaissance. L’histoire est un éternel
recommencement. Ce qui m’intéresse dans l’histoire,
ce ne sont pas les dates, les événements, ce sont les
hommes, les chorégraphes, qui ont souvent eu les institutions
contre eux. Louis Henry (Louis-Xavier-Stanislas-Henry Bonnachon, dit
Louis Henry 1784-1836, maître de ballet au Théâtre
de la Porte Saint-Martin à Paris, ndlr) a dû faire
l’essentiel de sa carrière à
l’étranger (il s’exila en Italie, en raison de la
jalousie de Pierre Gardel, qui dirigeait alors le ballet de
l’Opéra de Paris, ndlr), tout comme Jules Perrot –
sans doute le chorégraphe français le plus talentueux de
son siècle – ou Albert (François-Ferdinand Decombe,
dit Albert, 1789-1865, évincé de l’Opéra de
Paris par Jean Coralli et Philippe Taglioni, et qui devint maître
de ballet au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles
ndlr). J’ai compris, en étudiant cela, qu’il y a une
«histoire officielle» qui ne correspond pas à la
réalité, et à l’écriture de laquelle
Lifar a largement contribué. De manière
générale, les Russes qui se sont installés
à Paris ont propagé l’opinion selon laquelle la
danse française est, à partir du Second Empire,
entrée dans une phase de décadence, qui n’a pris
fin qu’avec l’arrivée de Diaghilev et de Nijinski.
C’est vrai en ce qui concerne l’Opéra de Paris, mais
c’est faux si l’on parle du ballet français de
manière générale. C’est une période
où la danse s’est cherchée de nouvelles formes, de
nouveaux canons. A côté de l’Opéra, il y
avait les théâtres dits «secondaires», comme
la Porte Saint-Martin, qui étaient de vraies
pépinières d’artistes et où se faisait
vraiment l’innovation. La modernité, c’est dans ces
«théâtres secondaires» qu’on la
trouvait, et pas à l’Opéra. La mode des ballets
«à l’antique» par exemple, y fleurit bien
avant. Mais ça, on n’en parle jamais, hors des cercles de
quelques passionnés d’histoire de la danse.
Officiellement, cela n’existe pas. Cela m’a beaucoup
ému quand j’ai découvert cela, en faisant mes
recherches sur Mariquita. On a mis en exergue les Ballets russes et le
reste a été occulté
délibérément. L’histoire officielle de la
danse repose sur un mensonge. Je ne veux pas dire par là que les
Ballets russes n’ont rien apporté, mais à
côté d’eux, il existait autre chose. J’ai
essayé, dans l’ouvrage cité plus haut, de dresser
un parallèle entre le personnage de Cendrillon et cette danse
[française] qui a été systématiquement mise
à l’écart, par soumission au pouvoir politique.
Tout au long du dix-neuvième siècle, le pouvoir
politique, en France, a bridé les velléités
d’innovation de la danse. Le pouvoir, c’était aussi
la domination des musiciens sur les danseurs. Et c’est toujours
le cas aujourd’hui : combien de conservatoires, par exemple, sont
dirigés par des musiciens, et combien le sont par des danseurs?
Rien n’a changé.
Tout cela m’émeut, et j’aimerais bien qu’on
s’intéresse d’avantage a nos racines artistiques
à nous, danseurs, qu’on réhabilite tout ces
créateurs oubliés, et c’est ce que j’essaye
de faire au travers des articles que je publie dans la revue du Ballet
Biarritz, ainsi que vous l’avez rappelé.
A
propos de Lifar et du pouvoir, justement, comment vous est
arrivée cette unique proposition de collaboration avec
l’Opéra de Paris, L’Envol d’Icare, en 2006?
J’ai travaillé avec Lifar et je l’ai
vénéré. Autrefois, la tradition et la
modernité se sont toujours côtoyés. Mais je me suis
aperçu que quand Lifar – et l’armée
d’intellectuels russes qui a débarqué avec lui
– a pris le pouvoir à l’Opéra de Paris, la
danse française a été totalement mise sous le
boisseau. J’ai compris cela comme une injustice.
Pour en revenir à L’Envol d’Icare,
à l’Opéra, on a dû me considérer
– à tort – comme un continuateur de Lifar,
étant donné que j’avais travaillé avec lui
et que l’ouvrage devait s’inscrire dans une soirée
qui comportait également Suite en blanc.
C’était une proposition de Brigitte Lefèvre, qui
devait penser que ma sensibilité néo-classique
était à même de s’intégrer dans un tel
programme. Peut-être aussi me considérait-elle, - ce que
je ne suis pas, je le redis – comme un héritier de Lifar.
Une reprise de L’Envol d’Icare est elle envisagée?
Non, ce n’est, à ma connaissance, pas d’actualité.
Comme
dit, on vous a accolé l’étiquette
«néo-classique». Qu’est ce que cela signifie
pour vous, et comment vous situez-vous par rapport à
d’autres chorégraphes qu’on a rangés dans la
même mouvance - MacMillan, Neumeier, Ratmansky... – et sont
pourtant très différents?
J’ai
l’impression qu’aujourd’hui, plus qu’avant, on
a besoin de mettre des étiquettes sur tout. Je m’en fiche
qu’on me qualifie de «néo-classique», mais au
fond, cela n’a pas de sens. La danse classique n’a jamais
été un art figé, elle a développé un
vocabulaire propre pour illustrer la vie. C’est un processus
d’évolution continue, où ont coexisté de
manière assez harmonieuse des traditionalistes et des novateurs.
Et Lifar est arrivé. Il a voulu laisser un nom à son
style, et a été le premier à le qualifier de
«néo-classique». Dans les faits, cela ne veut rien
dire. Il n’y a pas de référence systématique
à l’antique dans son travail, il ne cherche pas à
ressusciter la grandeur du siècle classique [le
dix-septième siècle, ndlr] français.
J’aurais bien aimé demander à Lifar pourquoi il
avait choisi ce terme de «néo-classique» pour
désigner son œuvre. Stricto sensu, les chorégraphes
de l’époque napoléonienne étaient
déjà néo-classiques. Eux, tout comme les peintres
de la même période, faisaient explicitement
référence à l’Antiquité
gréco-romaine. Il y avait un goût, une volonté
clairement exprimés d’un retour à l’antique.
Mais chez Lifar? Certes, il a composé des ballets sur des
thèmes mythologiques, mais ce n’est qu’une petite
partie de son œuvre. Enfin, peut-être est-ce moi qui
n’ai rien compris. Michel Fokine, lui, pourrait être
considéré comme un «vrai»
néo-classique. Mais il y a eu des
«néo-classiques» avant lui en France : Mariquita,
Justament… Mariquita utilise l’en-dedans bien avant Lifar.
Elle monte des ballets en costumes de ville bien avant tout le monde.
Dans son Iphigénie en Aulide,
créée en 1907, les danseuses sont déjà
assises par terre, en cercle, en collant académique, la
tête coiffée d’une cagoule. J’ai
d’ailleurs évoqué cette scène au
début de ma propre Cendrillon.
Et on va écrire ensuite dans les livres d’histoire que la
première fois qu’un danseur est monté sur
scène en collant académique, c’est Nijinsky dans L’Après-midi d’un Faune!
Et – il y en a eu d’autres avant elle - Mariquita a
emmené ses danseurs au Louvre, pour les faire évoluer de
profil, comme une fresque. C’est ce que Nijinsky fera aussi dans Le Faune.
Mais Mariquita, elle, n’était pas une théoricienne,
elle inventait les choses au fil de son inspiration – un peu
comme moi [rires].
Quand j’ai commencé la chorégraphie, si
j’avais été totalement libre, j’aurais fait
du MacMillan. Mais comme on m’a reproché
d’être «néo-classique», j’ai
dû faire évoluer mon style vers quelque chose qui soit
davantage ancré «dans le sol», en abandonnant
évidemment l’utilisation des pointes et tous les
référents classiques. Je me suis rapproché, par la
force des choses, de Mats Ek ou de Jiří Kylián, mais de
tempérament, j’aurai bien davantage voulu faire des
fresques à la MacMillan, qui n’ont rien à voir
évidemment avec ce que je suis devenu aujourd’hui.
Existe-t-il
pour vous un lien fort entre néo-classicisme et ballet narratif?
Le néo-classicisme est il pour vous le vecteur
privilégié de la narration dans la danse? Observe-t-on
à l’heure actuelle un regain d’intérêt
pour ce genre de chorégraphies?
Je
ne pense pas que le néo-classicisme soit intrinsèquement
lié au narratif. Dans certains cas, le mouvement se suffit
à lui-même, dans d’autres, il peut être
porteur de sens et prendre une dimension narrative. On peut être
abstrait et néo-classique, tout comme on peut être
néo-classique et narratif.
Le
style néo-classique est aujourd’hui davantage
associé au monde anglo-saxon (Christopher Wheeldon par exemple),
à l’Allemagne (Martin Schläpfer), à la Russie
(Boris Eifman, Alexeï Ratmansky). En France – et encore
s’agit-il de Monaco – il n’y a guère que
Jean-Christophe Maillot qui suive la même voie. Ne ressentez-vous
pas un certain isolement?
Oui.
Il y a eu une rupture dans les années 1980. Lorsque j’ai
quitté le ballet de Nancy en 1986, si j’avais
été seul, je n’aurais jamais fait une
carrière de chorégraphe. Ma chance, c’est que nous
sommes partis à huit, et que j’ai ainsi pu monter une
compagnie pour faire exécuter mes créations.
J’ai aussi eu la chance d’être très rapidement
invité à l’étranger pour y monter des
ballets, où des confrères m’ont encouragé en
me disant : «ne t’en fais pas, tu es néo-classique,
en France, tu es condamné, mais partout ailleurs, tu auras le
droit de vivre». J’ai souvent dit à Jean-Christophe
Maillot que nous n’étions que des survivants! Ce
n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui, car il y a
des gens comme Kader Belarbi à Toulouse ou Julien Lestel
à Marseille qui s’engagent dans une direction similaire.
Les institutions commencent à se rendre compte qu’il y a
un problème et qu’il y a une véritable demande du
public pour le courant chorégraphique que je représente.
Justement,
quelles sont, de ce point de vue, vos relations avec les autres Centres
Chorégraphiques Nationaux et le Ministère de la Culture,
qui ne semble pas particulièrement désireux de soutenir
la danse néo-classique?
Les
choses évoluent. Mes relations avec le Ministère sont
plutôt bonnes maintenant, les autorités prennent
conscience que des erreurs ont été commises. On ne refera
pas le passé, il faut maintenant aller de l’avant. Par
exemple, nous avons un projet de «pôle de
collaboration» avec les ballets de Bordeaux et de Toulouse, et le
Ministère de la Culture y porte une réelle attention. Ils
ont compris qu’il y avait actuellement une forte pénurie
de chorégraphes capables de créer pour ce type de
compagnies et qu’il fallait faire quelque chose. Une nouvelle
génération de chorégraphes qui oseront le
néoclassicisme est-elle entrain de naître? Je n’en
sais rien. Mais il le faudrait.
Comme nous parlons de l’avenir : le Ballet Biarritz, pour combien de temps encore?
Mon
mandat s’achève théoriquement en 2016. Normalement,
je ne pourrai pas postuler à ma propre succession encore une
fois. Mais des négociations sont en cours. Là, je suis
dans l’expectative. Nous verrons bien.
Et pour le futur immédiat, quels sont vos projets, outre La Belle et la bête? Manuel Legris a fait appel à vous à Vienne, non?
Manuel Legris m’a effectivement demandé de remonter à la Volksoper, à Vienne, le Don Juan
que j’avais créé en 2006 sur la musique de Gluck.
J’en suis ravi, car l’ouvrage est tout de même
intimement lié à Vienne! Il y aura aussi Mozart à 2,
avec les danseurs du Wiener Staatsballett. Cela a été une
très bonne surprise pour moi, car je ne connaissais pas vraiment
Manuel Legris, et je ne m’attendais pas à être
ainsi sollicité. Avec Kader Belarbi, nous allons par ailleurs
reprendre L’Amour sorcier au Capitole de Toulouse.
En ce qui concerne une éventuelle collaboration avec
l’Opéra de Paris, je ne sais rien de précis. Je
n’ai rencontré Benjamin Millepied qu’une seule fois,
en 2006, au Palais Garnier : c’était dans
l’ascenseur, alors que j’achevais la préparation de L’Envol d’Icare!
Il a en tous cas demandé qu’on lui envoie des DVD de mes
ballets, mais il m’est impossible de dire s’il en adviendra
quelque chose. C’est vrai que si l'on examine son parcours,
c’est quelqu’un qui a montré une certaine
sensibilité pour le courant néo-classique.
Le
Ballet Biarritz n’est-il pas lui aussi à une
charnière? Certains de vos danseurs «fétiche»
comme Silvia Magalhaes, Giuseppe Chiavaro ou Frederik Deberdt ont pris
ou vont prendre prochainement leur retraite. Comment se prépare
la relève?
C’est
le lot de toute compagnie. J’ai toujours veillé à
engager des jeunes, afin d’assurer le renouvellement des
générations, mais c’est exact que nous avons eu un
trou au moment du départ de Silvia et de Giuseppe. Des danseuses
ont par ailleurs souhaité avoir des enfants ; elles projetaient
de revenir dans la troupe à l’issue de leur congé
de maternité, mais elles ont finalement choisi
d’arrêter leur carrière, comme elles étaient
déjà aux alentours de la trentaine. J’ai dû
procéder à des recrutements dans l’urgence il y a
environ un an, mais les jeunes que nous avons embauchés ont
déjà accompli un gros travail et la situation est en voie
de rétablissement. Mais évidemment, il y a des gens comme
Giuseppe Chiavaro, qui a passé dix-neuf ans avec moi. Je
n’arrivais même pas à imaginer qu’il devrait
partir un jour. Mais on ne peux pas interrompre
l’écoulement du temps. C’est tragique, mais
c’est ainsi.
Comment se passe aujourd'hui le recrutement des danseurs en France?
J'ai
le sentiment qu'aujourd'hui il est beaucoup plus difficile de trouver
de bons danseurs en France qu'il y a une dizaine d'années. Ce
sentiment-là, je le partage avec d'autres directeurs. Il y a
beaucoup de danseurs, beaucoup de gens qui se destinent à la
danse, mais des bons danseurs, ça, c'est autre chose. Qu'est-ce
que c'est qu'un bon danseur? Pour moi, c'est un danseur qui a une
bonne école. C'est un danseur qui est expressif, qui a une
personnalité, mais c'est d'abord quelqu'un qui a une bonne
école. Et ça, aujourd'hui, on ne le trouve pas.
Je ne pense pas que les pédagogues soient moins bons
qu'autrefois, même s'il n'y a plus de maîtres. C'est un
simple constat que je fais. Quand j'étais gamin, à Paris,
on pouvait aller chez les Golovine, chez Franchetti, c'étaient
des monstres en eux-mêmes. Je ne suis peut-être pas
très au fait, mais j'entends moins parler de studios où
il faut absolument aller comme avant. Je prenais la barre chez
Franchetti, à côté de Zizi Jeanmaire, il y avait
aussi tous les gens de l'Opéra... Je ne pense pas qu'il y ait un
endroit comme ça aujourd'hui à Paris. Il reste bien
sûr de très bons pédagogues, mais le système
national, à travers le réseau des conservatoires, ne
favorise plus l'émergence de bons danseurs. L'ambition des
conservatoires, c'est de former de bons amateurs. Il n'y a pas la
volonté de l'excellence. Plutôt que des danseurs qui
dansent, on veut des danseurs qui pensent. Donc on fait des formations
très transversales où la pratique de la danse est presque
minorée.
Ce qui me stupéfait le plus dans les CV que je reçois,
c'est de voir des jeunes de 19 ans qui se présentent
déjà comme «danseurs-chorégraphes».
Ils n'ont rien fait du point de vue carrière, mais ils sont
déjà danseurs-chorégraphes. Quand je vois
ça, je ne regarde pas plus loin, ça ne m'intéresse
même pas. Moi je cherche d'abord un danseur. Chorégraphe,
on peut voir après. Tout le système a changé et ce
système, qui pour moi n'est pas bon, ne produit plus de bons
danseurs. Il y en a, formés par des écoles
privées, mais ils vont souvent danser à
l'étranger. Dans le journal du ballet, j'ai écrit un
article là-dessus. J'ai notamment voulu savoir s'il y avait,
comme c'était le cas il y a dix ans encore, beaucoup de danseurs
français en Allemagne. Avant, on disait que tous les bons
danseurs français allaient faire carrière en Allemagne,
mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. J'ai fait le tour de toutes les
compagnies, il y a deux ou trois Français, pas plus.
Ça veut dire que la France ne produit plus de bons danseurs.
Pour moi, c'est un vrai problème. Et cela va plus loin. A
Biarritz, in travaille avec le CEFEDEM à Bordeaux, animé
par Josiane Rivoire. Et bien, elle a supprimé la formation au DE
classique depuis trois ans, non de sa propre volonté, mais
simplement faute de candidats. Le CND a, il me semble, supprimé
l'une des formations au CA cette année, là encore faute
de candidats en classique. A terme, il y aura un déficit
d'enseignants en danse classique. Mon rôle, si j'en ai un, c'est
de tirer la sonnette d'alarme. Nous sommes comptables par rapport
à l'avenir. On retrouve là notre tradition
française de négligence. On s'est fait envahir par les
Italiens par négligence, puis par les Russes par
négligence, et bientôt ce sera sans doute par les
Asiatiques. Ce n'est absolument pas du chauvinisme, c'est le
résultat d'une réflexion. Qui aujourd'hui
s'intéresse sincèrement et pieusement à notre
héritage? Ce sont les Asiatiques, les Chinois, les
Coréens.... Moi je pourrais faire sans problème un Tokyo
Ballet bis à Biarritz. Il y a aussi l'Amérique Latine.
L'école y est magnifique. On vient d'ailleurs d'engager une
Mexicaine, on a auditionné à Bonn un Mexicain de 27 ans,
superbe... On a vraiment tout lieu de se poser des questions. Ce qui me
rend si enragé, c'est que l'histoire se répète, on
n'en apprend rien.
La danse classique n'a-t-elle pas aussi été
présentée en France comme ringarde, disons, depuis les
années 80, les années Lang?
Politiquement,
je suis de gauche, donc j'ai une parole un peu complexe. Mais je pense
que la gauche a fait des bêtises en pensant que la danse
classique était un art élitiste. Elle l'est
peut-être pour le public, mais si l'on s'intéresse
à l'histoire, les danseurs, eux, ont toujours été
des gens misérables, ils étaient issus des classes
populaires. La danse contemporaine, en réalité, est
devenue aujourd'hui aussi élitiste. Quand on voit le prix des
places à l'Opéra de Paris, quelle que soit sa tendance
politique, on ne peut pas considérer que c'est un art à
la portée de tout le monde. On parle de démocratisation
culturelle, mais quand on voit que la formation des danseurs de bon
niveau se fait dans des écoles privées, on doit se poser
des questions sur la mission de l'Etat et sur la démocratisation
de l'accès à la culture et des pratiques culturelles.
Sans doute suis-je une épine dans le pied, un mauvais coucheur,
mais je pense que je pose des questions sérieuses.
Que peut-on faire pour remédier à cela?
Pour
moi, la première chose à faire, c'est de recréer
le Conseil Supérieur de la Danse, qu'avait créé
Igor Eisner. Ce conseil était composé de
personnalités venues de différents horizons qui
réfléchissaient sur la danse. Il faudrait refaire cela et
définir des objectifs pour savoir où l'on va. En danse,
il faut au moins dix ans pour remédier à un état
de fait. La première urgence, c'est de réformer
l'enseignement dans les conservatoires. Cela veut dire donner aux
enfants qui ambitionnent de faire une carrière de danseur les
moyens pour y arriver. En musique, l'objectif des conservatoires est le
même qu'en danse : il s'agit de former de bons amateurs. Sauf
qu'en musique, les pratiques sont différentes. Si vous
étudiez le piano, vous allez avoir vingt minutes de cours, seul
avec un professeur. Le reste de la semaine, vous travaillez la
partition chez vous et vous revenez la semaine suivante en l'ayant
travaillée, etc... La danse, c'est un art qui s'apprend en
collectif. Il y a un professeur pour vingt élèves. Il ne
peut pas s'attacher à tout le monde durant 1h30. En-dehors du
cours, l'élève ne fait rien, il attend le cours de la
semaine suivante. A l'arrivée, on a un excellent niveau dans les
conservatoires en musique, et ce, grâce à la pratique,
mais pas en danse, alors que l'objectif est le même, à
savoir former de bons amateurs. On a donc en musique d'excellents
amateurs et en danse de vrais amateurs qui n'ont pas ce qui faut dans
les jambes pour devenir de bons professionnels.
Thierry Malandain - Propos recueillis et retranscrits par Romain Feist
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Entretien
réalisé le 13 avril 2014 - Thierry Malandain © 2014,
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