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entretiens
Thierry Malandain, chorégraphe

13 avril 2014 : Thierry Malandain - Vous avez dit néo-classique? Une leçon d'histoire


A l'occasion de la reprise de sa Cendrillon au Théâtre de Chaillot à Paris, Thierry Malandain a accordé à Dansomanie une très longue interview, qui est d'abord une véritable leçon d'histoire, au cours de laquelle le célèbre chorégraphe biarrot s'essaye à définir le néo-clacissisme et la façon dont son œuvre personnelle s'inscrit dans ce courant esthétique. Et c'est le jour même des cinquante-cinq ans de Thierry Malandain que nous publions ce texte, à découvrir comme un manifeste artistique et un plaidoyer pour un renouveau de la danse en France.





Le Ballet Biarritz est de retour à Paris pour présenter Cendrillon, créé l’an passé à Versailles. Comment est né ce projet?

A l’origine, c’était une commande de l’Opéra royal de Versailles. Son directeur, Laurent Brunner, voulait inviter ma compagnie pour une création ; c’est lui qui a souhaité que le thème en soit Cendrillon. Ce n’était pas franchement un ouvrage que j’aurais voulu faire, car pour moi, il aurait nécessité un grand effectif, et avec les vingt danseurs du Ballet Biarritz, cela paraissait difficile. Mais Laurent Brunner désirait être co-producteur du spectacle, ce qui en garantissait le financement, et c’était aussi une chance incroyable de pouvoir danser à Versailles. J’ai donc fait tous les efforts possibles pour trouver une solution et pallier le nombre insuffisant d’exécutants.


Cendrillon a déjà fait l’objet de très nombreuses chorégraphies. Y a-t-il des versions qui vous ont marqué et/ou influencé? Ne trouve-t-on d’ailleurs pas des citations d’autres chorégraphes dans votre propre pièce?

L’une des raisons pour lesquelles je n’avais pas trop envie de faire ma propre Cendrillon,  c’est l’existence de la version de Maguy Marin. Pour moi, il était difficile de faire mieux, et j’ai toujours hésité à m’attaquer à ce ballet à cause de cela. Autrement, pour ce qui est des influences, évidemment je connais la Cendrillon de Frederick Ashton ou celle de Nouréev, que j’ai vue à l’Opéra de Paris. J’étais également allé voir celle de Heinz Spörli, à Zurich. Je ne saurais dire exactement si j’ai été inspiré davantage par l’une ou par l’autre. Certes, il y a les personnages-clés de la marâtre et des deux méchantes sœurs, dont j’ai fait des travestis, comme Ashton. Mais en même temps, c’est un peu une tradition de confier l’interprétation de ce genre de rôles de caractère à des hommes.


Un conte de fées tel que Cendrillon peut-il être encore transcrit au premier degré ou l’idée d’une adaptation «décalée» s’est elle imposée d’emblée?

Si ces sujets intéressent encore le public aujourd’hui, c’est qu’une dimension universelle les sous-tend. On peut toujours s’identifier au sujet lui-même. J’ai souvent dit que Cendrillon, c’était moi. En même temps, je pense que c’est le rêve de tout un chacun de vouloir être aimé, reconnu, de ne pas être mis au placard, et tout simplement d’exister. Je pense qu’au delà de la féerie, Cendrillon, c’est cela. J’ai essayé de suivre la narration, certes, mais j’ai aussi voulu y exposer mes attentes, mes espoirs, dans lesquels d’ailleurs chacun peut se retrouver.


Lors de la conception du ballet, aviez-vous déjà en tête des interprètes particuliers?


Oui, si j’ai accepté la proposition de Laurent Brunner et de l’Opéra de Versailles, en dépit de toutes mes réticences, c’est aussi parce que je pensais avoir une Cendrillon et un Prince. Sinon, j’aurais refusé, ça n’aurait pas eu de sens. Là, j’ai tout de suite pensé à Miyuki Kaneï et à Daniel Vizcayo. Ils dansent souvent ensemble et s’apparient bien. Former des couples, c’est toujours une affaire compliquée, mais là, j’avais les artistes qu’il fallait sous la main. Et j’avais aussi de quoi pourvoir les autres rôles : Claire Lonchampt, qui venait d’arriver dans la compagnie, et qui était la meilleure fée qui soit. Elle est très jolie, blonde, elle correspond à l’image qu’on a d’une fée. Mais si je n’avais pas eu ces danseurs, j’aurais dit non.


Depuis la création l’an passé à Versailles, votre Cendrillon a-t-elle évolué?

Le ballet a mûri, certainement. Je n’ai pas pour habitude de modifier mes chorégraphies après la première, mais là, j’ai rajouté un passage sur pointes, durant le voyage de Biarritz à Paris! Depuis l’an passé, nous avons engagé une danseuse mexicaine, Patricia Velázquez, qui est d’assez petite taille, et qui est, si l’on peut dire, véritablement «née sur pointes». Cela me faisait de la peine qu’elle mette les pointes pour le cours, et qu’ensuite, elle ne puisse pas s’en servir sur scène.


C’est la première fois qu’une danseuse apparaît sur pointes dans l’un de vos ballets?

Non, pas tout à fait. Je les ai utilisées dans Fleur de pierre, un ballet que j’avais monté il y a très longtemps, également sur une musique de Prokofiev, pour ma compagnie d’alors, «Temps présent». Dans le grand divertissement dit des «Pierres précieuses» au second acte, toutes les filles étaient sur pointes. Le problème, entre moi et les pointes, est lié à diverses choses. Tout d’abord, une raison économique. Une paire de pointes, ça coûte très cher, et même si aujourd’hui, les choses vont mieux – grâce notamment à une opération de mécénat avec Repetto – on ne pourrait pas se permettre de mettre toute la compagnie sur pointes. A l’époque de «Temps présent», c’était la municipalité de Saint-Etienne qui avait financé les pointes, qu’on a vite abandonnées ensuite, sauf à l’occasion d’une reprise du spectacle par une compagnie américaine. Je rêverais de faire un ballet sur pointes à nouveau, mais cela ne me semble pas possible, pour les raisons économiques que je viens d’exposer, et aussi parce que les danseuses que nous recrutons ne veulent plus travailler sur pointes, elles sont au contraire plutôt contentes d’en être débarrassées. De plus, sauf à rester dans un langage strictement classique, cela me demanderait aussi beaucoup de travail d’adaptation, afin de trouver des pas nouveaux. Sur le principe, je ne suis pas contre, mais il me faudrait du temps, car sinon, on se retrouve facilement à copier Forsythe ou Balanchine sans le vouloir!

cendrillon malandain


L’absence d’orchestre pour la reprise de Cendrillon à Chaillot a-t-elle changé la donne? La musique accompagne-t-elle la danse ou la danse accompagne-t-elle la musique?

Pour moi, la musique est vitale dans le processus de création. Je ne peux pas m’en passer. C’est vrai que la création de Cendrillon a eu lieu avec l’Orchestre de Chambre du Pays Basque, mais on a aussi fait beaucoup de spectacles sans. C’est plus magique avec l’orchestre. Mais c’est aussi plus «dangereux» pour les danseurs, car les tempi ne sont pas forcément exactement les mêmes d’un soir à l’autre ; cela peut s’avérer déstabilisant pour eux. Avec la bande enregistrée, c’est «tout confort».


Lors de la création, y avait-il eu une collaboration particulière avec l’orchestre et le chef, Josep Caballé Domenech?

Oui, il a d’abord assisté à plusieurs répétitions en studio, et je lui avais communiqué l’enregistrement (russe) que j’utilisais pour ces séances de travail, afin qu’il en mémorise les tempi. J’ai aussi procédé à un nombre assez important de coupures ; je lui ai demandé son avis et son accord, et il s’est toujours montré très conciliant. Ça ne se passe pas toujours comme ça mais avec Josep Domenech, la collaboration a été très agréable.


De la même façon, la scénographie a-t-elle donné lieu a un travail collaboratif entre vous-même, le décorateur et le costumier? A l’origine, c’est vous qui leur avez fourni l’idée, ou, au contraire, ce sont eux qui sont venus vers vous avec des propositions?

Pour la scénographie, je travaille depuis vingt-sept ans avec le même décorateur, Jorge Gallardo, qui est Chilien. Auparavant, il résidait à Miami, mais là, il est retourné vivre dans son pays, à Santiago. L’éloignement complique sérieusement les choses. Pour toutes mes créations, j’ai besoin, pour faire travailler mon imagination, de connaître très vite l’espace dans lequel va évoluer la danse. De ce fait, j’ai souvent une idée assez précise de ce que seront les décors et les costumes avant même de rencontrer le scénographe. Lorsque nous nous voyons, nous discutons bien sûr, et Jorge Gallardo propose des adaptations. Mais ça concerne surtout les costumes, pour le décor, là, j’arrive avec un projet déjà quasiment fixé. Cela se passe souvent dans un café, en discutant. Jorge est là avec son bloc et dessine au fil des échanges d’idées, et moi aussi. Mais souvent, à cause du décalage horaire, quand il vient me voir, il a du mal à dormir, et donc, il travaille toute la nuit, et quand on se retrouve le lendemain, ses projets ont déjà beaucoup évolué, et ne ressemblent plus forcément à ce qu’on avait arrêté la veille!


Vous avez dit, un peu en forme de boutade, «Cendrillon, c’est moi». Est-ce que cette œuvre  en particulier, et de manière plus générale, l’ensemble de vos ballets revêtent une dimension autobiographique?

Oui, je pense qu’on ne peut pas faire sans, même si cela n’apparaît pas immédiatement. Quand je crée un ballet, j’ai besoin que cela ait du sens, par rapport au public, et par rapport à moi. Il faut que je puisse nourrir l’œuvre d’émotions personnelles, même s’il ne s’agit pas d’en faire étalage. Je suis quelqu’un de plutôt pudique, et je ne vais pas me «mettre en scène». Mais j’ai besoin que mes créations soient reliées à des préoccupations personnelles, car sinon, ça ne marche pas. Par exemple, dans un pas de deux qui dépeint une scène d’amour, il faut que je puisse relier cela à ma propre existence, aux sentiments que j’ai pu éprouver envers untel ou unetelle. Pour que cela sonne «vrai», il faut que je puise cela en moi. Après, je ne sais pas si cela se ressent dans le résultat final, mais au moins pour ce qui est du travail en studio, je suis obligé de mettre ce que je crée en relation avec des émotions personnelles.


Justement, dans Cendrilllon, le thème de la chaussure est omniprésent et nous évoquions plus haut la question des pointes, est-ce que pour vous le chausson de pointe est une sorte de Graal, de talisman?

Oui. Pour moi, la pointe, c’est l’instrument du rêve. Mais ce que je trouve dommage, c’est qu’au fil de l’histoire, le chausson de pointe est devenu quasiment un instrument obligé. Il s’est banalisé. Au dix-neuvième siècle, il était utilisé avec parcimonie, pour traduire une dimension irréelle. Après, on l’a mis partout. Par exemple, je trouve idiot de mettre Giselle sur pointes au premier acte. Cela n’a pas de sens. Mais maintenant, cela fait partie de l’«uniforme» de la danseuse. Moi, ce que je voudrais, c’est que la pointe conserve un caractère onirique. Après, le chausson de pointe est-il un Graal pour moi? Oui, en  tout cas, pour le futur. Je rêve de trouver l’audace de pouvoir oublier tout ce que j’ai fait durant ma carrière, et de monter un ballet vraiment «classique», sans chercher à innover, en chorégraphiant presque des pas d’école. Je ne sais pas si j’y parviendrai un jour, mais c’est en tous cas ce à quoi j’aspire.


Un conte de fées, c’est toujours d’actualité, au vingt-et-unième siècle? On sais que vous avez déjà abordé le genre dans Magifique, qui s’appuyait en partie sur La Belle au bois dormant, et que dans vos projets immédiats figure La Belle et la bête… Pourquoi un tel choix? Qu’est-ce que cela porte comme actualité?

Comme Cendrillon, La Belle et la bête est une demande de Laurent Brunner pour Versailles. Par ailleurs, en 2016, San Sebastian, au Pays basque, ville avec laquelle nous travaillons beaucoup, sera «capitale européenne de la culture». L’un des thèmes des manifestations prévues dans ce cadre sera «la différence». De ce point de vue, le choix de La Belle et la bête tombait bien aussi – la bête, c’est l’autre, l’être écarté, ostracisé. Maintenant, je ne sais pas encore de quelle manière je vais traiter ce sujet. J’y suis allé un peu à reculons car, comme je le dis souvent, je n’ambitionne pas de finir ma carrière en faisant tous les Walt Disney! En même temps, La Belle et la bête, c’est un beau thème. Je n’y ai pas encore vraiment réfléchi. Mon problème immédiat, c’est de trouver une musique. Pour Cendrillon, c’était simple, comme il y a la partition de Prokofiev. Mais pour La Belle et la bête, il n’y a pas grand chose d’utilisable, hormis la bande son du film de Cocteau et l’opéra de Philip Glass. Donc, je vais essayer de trouver une musique appropriée et de ne surtout pas faire la même chose que pour Cendrillon, c’est-à-dire un ballet narratif. J’aimerais que l’ouvrage ait une dimension plus universelle, plus humaine, un caractère davantage «symphonique».

cendrillon malandain


Envisagez-vous de passer une commande spécifique à un compositeur?

Non, même s’il y aura de nouveau un orchestre pour la création, à Versailles. Les collaborations avec des compositeurs contemporains ne m’ont jusqu’ici pas vraiment réussi. Non que le résultat ait été mauvais, mais les réactions de la presse, de la critique, ont été souvent très négatives. Il y a deux ans, j’avais monté Lucifer, sur une partition de Guillaume Connesson, que je trouve magnifique, et les commentaires sur la musique ont été très mitigés. Idem pour la Chambre d’amour, avec une musique de Peio Çabalette. La pièce n’a pas eu de succès et n’a été représentée que cinq fois. C’est très curieux, les relations entre la musique contemporaine et moi. Certes, j’ai fait des ballets sur des pièces de compositeurs modernes, comme Steve Reich (Sextet, 1996, ndlr.), qui ont marché, mais chaque fois que j’ai passé une commande spécifique à un compositeur, ça a été l’échec. Je trouve cela assez injuste d’ailleurs. Je n’arrive pas à le comprendre. Quand, dans la danse contemporaine, on prend pour l’accompagnement un gars qui joue deux-trois bricoles au synthétiseur, ça passe bien, et quand on commande une pièce symphonique – comme c’était le cas pour Lucifer, une partition de quarante minutes, pour un effectif de soixante-dix musiciens – toutes les critiques sont négatives. Ça me dépasse.

Pour La Belle et la bête, il y a un autre problème. Si je demandais à un compositeur d’écrire une musique, je serais obligé de lui fournir un scénario détaillé, à partir duquel il puisse travailler. Et ça aurait pour conséquence de donner au ballet une dimension narrative prédominante, dont je ne veux pas. Ce qui me plairait, ce serait – c’est juste un exemple fictif -  de parvenir à monter La Belle et la bête sur une musique comme celle des Planètes, de Gustav Holst.


Le conte de fées renvoie aussi au ballet romantique, à Petipa… Quel est votre rapport à l’histoire de la danse, d’autant qu’on trouve, parmi vos créations, bon nombre de relectures de grands chefs-d’œuvre du répertoire (L’Après midi d’un faune, Magifique, Les Petits riens, Les Créatures de Prométhée, Boléro, Icare…)?

Oui, on peut dire que j’ai un rapport intime avec l’histoire (de la danse). Mais c’est d’abord de la curiosité. Reprenons les choses du début. Je suis devenu chorégraphe un peu par hasard. A priori, je souhaitais plutôt devenir décorateur, mais lorsque j’étais au Ballet de Nancy – et que je cherchais de quoi occuper mon temps libre, car je suis quelqu’un d’hyperactif -, je suis tombé sur l’annonce d’un concours de chorégraphie organisé par le magazine Les Saisons de la danse. J’ai tenté ma chance et j’ai obtenu le prix, trois années de suite d’ailleurs. Les danseurs qui ont interprété les ballets que j’avais faits pour le concours m’ont demandé si je ne voulais pas devenir chorégraphe, et m’ont suggéré de fonder une compagnie avec eux. L’aventure a commencé ainsi. J’ai écrit mes pièces dans le langage qui m’était familier, et qu’on appelait «néo-classique». Mais, comme j’ai fait mes débuts de créateur dans les années 1980, au moment de l’éclosion de ce qu’on a appelé «la nouvelle danse française», j’ai d’emblée été traité de has-been! J’étais «néo-classique» à une époque où il ne fallait plus l’être. Ma culture à l’époque était très lacunaire. J’avais vingt-trois ans, je chorégraphiais à l’instinct, je n’avais ni références, ni vraie réflexion, et j’ai voulu alors comprendre d’où je venais, artistiquement parlant, je voulais connaître mes «racines» culturelles. On m’avait étiqueté «néo-classique», alors j’ai voulu comprendre ce que cela signifiait. Mes premiers ballets étaient basés respectivement sur des œuvres d’Arthur Rimbaud et d’Edgar Poe. Il ne s’agissait donc pas de relectures de chorégraphies classiques. Lorsque je suis arrivé à Saint-Etienne, les choses ont changé. C’était un Opéra, et on m’a demandé de faire des chorégraphies destinées à être insérées dans des ouvrages lyriques, notamment ceux de Massenet, compositeur qui était d’origine stéphanoise. Et donc, lorsque j’ai dû régler des ballets pour Cigale ou Le Carillon, j’ai été confronté à des œuvres du passé, sur lesquelles il m’a fallu faire des recherches historiques. D’une simple curiosité, la découverte de la danse d’autrefois est devenue une véritable passion. Des considérations commerciales, il faut le dire, m’ont également amené à reprendre certains titres du passé : quand vous montez Boléro, tout le monde sait de quoi il s’agit. Et donc, c’est un ensemble de faits et de circonstances qui m’ont incité à relire les grands ballets du répertoire.



Y a-t-il aussi une ambition pédagogique, à vouloir faire revivre auprès du public de grands chefs-d’œuvre du passé, en les actualisant le cas échéant?

Oui, absolument. Même si Boléro par exemple n’a pas besoin de moi pour rester vivant. Parfois, ça tombe à l’eau, car le public ne maîtrise pas les références. Là où mes ballets ont reçu le meilleur accueil, c’est en Allemagne et en Russie. Ça me rassure, je me dis que finalement, je ne suis pas si «couillon» et qu’il y a des gens qui me comprennent. En Allemagne, le public est très cultivé et saisit immédiatement tous les clins d’œil, les références historiques. En Russie également. Le Sang des étoiles, qui vient d’être repris au Ballet du Rhin, contient une allusion explicite à La Bayadère. Des ours parodient la Descente des Ombres. Quasiment personne ne s’en est aperçu. Lors des représentations du même ouvrage à Moscou, le public, qui avait parfaitement saisi la chose – l’incongruité de faire danser la chorégraphie de Petipa par des ours - , applaudissait et riait sans arrêt.

thierry malandain


Peu de chorégraphes s’intéressent autant que vous à l’histoire de la danse – vous publiez même régulièrement des articles dans Numéro, le journal du Ballet Biarritz. Serge Lifar, qui avait même créé une chaire universitaire d’histoire de la danse, avait suivi une démarche similaire. Est-il un modèle pour vous, qui l’avez d’ailleurs connu personnellement?

Pour être franc, Lifar, je l’assassine un peu dans mon dernier ouvrage, qui paraît en ce moment (Cendrillon, carnet de création, édité par le Centre National de la Danse, ndlr). J’exagère un peu, je lui rends également hommage. Mais c’est complexe. Comme je l’ai dit, j’ai été amené à «remonter le temps», à la recherche de mes racines artistiques. Et cette exploration m’a permis de découvrir des personnalités comme Mariquita (1838-1922, danseuse d’origine algérienne qui fut Maître de ballet à l’Opéra-Comique, ndlr) – et bien d’autres d’ailleurs, aujourd’hui totalement oubliées. J’ai l’impression qu’avec Lifar, on a écrit une sorte d’ «histoire officielle» de la danse, centrée sur l’Opéra de Paris, et qu’on a sciemment «mis à l’index» un grand nombre d’œuvres et d’auteurs. On en revient à Cendrillon, la souillon mise à l’écart de sa famille et moi, «mis à l’écart de la modernité». J’exagère un peu, car aujourd’hui, je suis reconnu, je peux me produire au Théâtre de Chaillot, j’ai de bonnes critiques, mais j’ai mis trente ans à en arriver là. Je ne l’oublie pas, comme je n’oublie pas que par le passé, de grands chorégraphes ont peiné à être reconnus, ou ont dû quitter la France pour obtenir cette reconnaissance. L’histoire est un éternel recommencement. Ce qui m’intéresse dans l’histoire, ce ne sont pas les dates, les événements, ce sont les hommes, les chorégraphes, qui ont souvent eu les institutions contre eux. Louis Henry (Louis-Xavier-Stanislas-Henry Bonnachon, dit Louis Henry 1784-1836, maître de ballet au Théâtre de la Porte Saint-Martin à Paris, ndlr) a dû faire l’essentiel de sa carrière à l’étranger (il s’exila en Italie, en raison de la jalousie de Pierre Gardel, qui dirigeait alors le ballet de l’Opéra de Paris, ndlr), tout comme Jules Perrot – sans doute le chorégraphe français le plus talentueux de son siècle – ou Albert (François-Ferdinand Decombe, dit Albert, 1789-1865, évincé de l’Opéra de Paris par Jean Coralli et Philippe Taglioni, et qui devint maître de ballet au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles ndlr). J’ai compris, en étudiant cela, qu’il y a une «histoire officielle» qui ne correspond pas à la réalité, et à l’écriture de laquelle Lifar a largement contribué. De manière générale, les Russes qui se sont installés à Paris ont propagé l’opinion selon laquelle la danse française est, à partir du Second Empire, entrée dans une phase de décadence, qui n’a pris fin qu’avec l’arrivée de Diaghilev et de Nijinski. C’est vrai en ce qui concerne l’Opéra de Paris, mais c’est faux si l’on parle du ballet français de manière générale. C’est une période où la danse s’est cherchée de nouvelles formes, de nouveaux canons. A côté de l’Opéra, il y avait les théâtres dits «secondaires», comme la Porte Saint-Martin, qui étaient de vraies pépinières d’artistes et où se faisait vraiment l’innovation. La modernité, c’est dans ces «théâtres secondaires» qu’on la trouvait, et pas à l’Opéra. La mode des ballets «à l’antique» par exemple, y fleurit bien avant. Mais ça, on n’en parle jamais, hors des cercles de quelques passionnés d’histoire de la danse. Officiellement, cela n’existe pas. Cela m’a beaucoup ému quand j’ai découvert cela, en faisant mes recherches sur Mariquita. On a mis en exergue les Ballets russes et le reste a été occulté délibérément. L’histoire officielle de la danse repose sur un mensonge. Je ne veux pas dire par là que les Ballets russes n’ont rien apporté, mais à côté d’eux, il existait autre chose. J’ai essayé, dans l’ouvrage cité plus haut, de dresser un parallèle entre le personnage de Cendrillon et cette danse [française] qui a été systématiquement mise à l’écart, par soumission au pouvoir politique. Tout au long du dix-neuvième siècle, le pouvoir politique, en France, a bridé les velléités d’innovation de la danse. Le pouvoir, c’était aussi la domination des musiciens sur les danseurs. Et c’est toujours le cas aujourd’hui : combien de conservatoires, par exemple, sont dirigés par des musiciens, et combien le sont par des danseurs? Rien n’a changé.

Tout cela m’émeut, et j’aimerais bien qu’on s’intéresse d’avantage a nos racines artistiques à nous, danseurs, qu’on réhabilite tout ces créateurs oubliés, et c’est ce que j’essaye de faire au travers des articles que je publie dans la revue du Ballet Biarritz, ainsi que vous l’avez rappelé.


A propos de Lifar et du pouvoir, justement, comment vous est arrivée cette unique proposition de collaboration avec l’Opéra de Paris, L’Envol d’Icare, en 2006?

J’ai travaillé avec Lifar et je l’ai vénéré. Autrefois, la tradition et la modernité se sont toujours côtoyés. Mais je me suis aperçu que quand Lifar – et l’armée d’intellectuels russes qui a débarqué avec lui – a pris le pouvoir à l’Opéra de Paris, la danse française a été totalement mise sous le boisseau. J’ai compris cela comme une injustice.

Pour en revenir à L’Envol d’Icare, à l’Opéra, on a dû me considérer – à tort – comme un continuateur de Lifar, étant donné que j’avais travaillé avec lui et que l’ouvrage devait s’inscrire dans une soirée qui comportait également Suite en blanc. C’était une proposition de Brigitte Lefèvre, qui devait penser que ma sensibilité néo-classique était à même de s’intégrer dans un tel programme. Peut-être aussi me considérait-elle, - ce que je ne suis pas, je le redis – comme un héritier de Lifar.


Une reprise de L’Envol d’Icare est elle envisagée?

Non, ce n’est, à ma connaissance, pas d’actualité.


Comme dit, on vous a accolé l’étiquette «néo-classique». Qu’est ce que cela signifie pour vous, et comment vous situez-vous par rapport à d’autres chorégraphes qu’on a rangés dans la même mouvance - MacMillan, Neumeier, Ratmansky... – et sont pourtant très différents?


J’ai l’impression qu’aujourd’hui, plus qu’avant, on a besoin de mettre des étiquettes sur tout. Je m’en fiche qu’on me qualifie de «néo-classique», mais au fond, cela n’a pas de sens. La danse classique n’a jamais été un art figé, elle a développé un vocabulaire propre pour illustrer la vie. C’est un processus d’évolution continue, où ont coexisté de manière assez harmonieuse des traditionalistes et des novateurs. Et Lifar est arrivé. Il a voulu laisser un nom à son style, et a été le premier à le qualifier de «néo-classique». Dans les faits, cela ne veut rien dire. Il n’y a pas de référence systématique à l’antique dans son travail, il ne cherche pas à ressusciter la grandeur du siècle classique [le dix-septième siècle, ndlr] français. J’aurais bien aimé demander à Lifar pourquoi il avait choisi ce terme de «néo-classique» pour désigner son œuvre. Stricto sensu, les chorégraphes de l’époque napoléonienne étaient déjà néo-classiques. Eux, tout comme les peintres de la même période, faisaient explicitement référence à l’Antiquité gréco-romaine. Il y avait un goût, une volonté clairement exprimés d’un retour à l’antique. Mais chez Lifar? Certes, il a composé des ballets sur des thèmes mythologiques, mais ce n’est qu’une petite partie de son œuvre. Enfin, peut-être est-ce moi qui n’ai rien compris. Michel Fokine, lui, pourrait être considéré comme un «vrai» néo-classique. Mais il y a eu des «néo-classiques» avant lui en France : Mariquita, Justament… Mariquita utilise l’en-dedans bien avant Lifar. Elle monte des ballets en costumes de ville bien avant tout le monde. Dans son Iphigénie en Aulide, créée en 1907, les danseuses sont déjà assises par terre, en cercle, en collant académique, la tête coiffée d’une cagoule. J’ai d’ailleurs évoqué cette scène au début de ma propre Cendrillon. Et on va écrire ensuite dans les livres d’histoire que la première fois qu’un danseur est monté sur scène en collant académique, c’est Nijinsky dans L’Après-midi d’un Faune! Et – il y en a eu d’autres avant elle -  Mariquita a emmené ses danseurs au Louvre, pour les faire évoluer de profil, comme une fresque. C’est ce que Nijinsky fera aussi dans Le Faune. Mais Mariquita, elle, n’était pas une théoricienne, elle inventait les choses au fil de son inspiration – un peu comme moi [rires].

Quand j’ai commencé la chorégraphie, si j’avais été totalement libre, j’aurais fait du MacMillan. Mais comme on m’a reproché d’être «néo-classique», j’ai dû faire évoluer mon style vers quelque chose qui soit davantage ancré «dans le sol», en abandonnant évidemment l’utilisation des pointes et tous les référents classiques. Je me suis rapproché, par la force des choses, de Mats Ek ou de Jiří Kylián, mais de tempérament, j’aurai bien davantage voulu faire des fresques à la MacMillan, qui n’ont rien à voir évidemment avec ce que je suis devenu aujourd’hui.


cendrillon malandain


Existe-t-il pour vous un lien fort entre néo-classicisme et ballet narratif? Le néo-classicisme est il pour vous le vecteur privilégié de la narration dans la danse? Observe-t-on à l’heure actuelle un regain d’intérêt pour ce genre de chorégraphies?

Je ne pense pas que le néo-classicisme soit intrinsèquement lié au narratif. Dans certains cas, le mouvement se suffit à lui-même, dans d’autres, il peut être porteur de sens et prendre une dimension narrative. On peut être abstrait et néo-classique, tout comme on peut être néo-classique et narratif.


Le style néo-classique est aujourd’hui davantage associé au monde anglo-saxon (Christopher Wheeldon par exemple), à l’Allemagne (Martin Schläpfer), à la Russie (Boris Eifman, Alexeï Ratmansky). En France – et encore s’agit-il de Monaco – il n’y a guère que Jean-Christophe Maillot qui suive la même voie. Ne ressentez-vous pas un certain isolement?

Oui. Il y a eu une rupture dans les années 1980. Lorsque j’ai quitté le ballet de Nancy en 1986, si j’avais été seul, je n’aurais jamais fait une carrière de chorégraphe. Ma chance, c’est que nous sommes partis à huit, et que j’ai ainsi pu monter une compagnie pour faire exécuter  mes créations. J’ai aussi eu la chance d’être très rapidement invité à l’étranger pour y monter des ballets, où des confrères m’ont encouragé en me disant : «ne t’en fais pas, tu es néo-classique, en France, tu es condamné, mais partout ailleurs, tu auras le droit de vivre». J’ai souvent dit à Jean-Christophe Maillot que nous n’étions que des survivants! Ce n’est plus tout à fait vrai aujourd’hui, car il y a des gens comme Kader Belarbi à Toulouse ou Julien Lestel à Marseille qui s’engagent dans une direction similaire. Les institutions commencent à se rendre compte qu’il y a un problème et qu’il y a une véritable demande du public pour le courant chorégraphique que je représente.


Justement, quelles sont, de ce point de vue, vos relations avec les autres Centres Chorégraphiques Nationaux et le Ministère de la Culture, qui ne semble pas particulièrement désireux de soutenir la danse néo-classique?

Les choses évoluent. Mes relations avec le Ministère sont plutôt bonnes maintenant, les autorités prennent conscience que des erreurs ont été commises. On ne refera pas le passé, il faut maintenant aller de l’avant. Par exemple, nous avons un projet de «pôle de collaboration» avec les ballets de Bordeaux et de Toulouse, et le Ministère de la Culture y porte une réelle attention. Ils ont compris qu’il y avait actuellement une forte pénurie de chorégraphes capables de créer pour ce type de compagnies et qu’il fallait faire quelque chose. Une nouvelle génération de chorégraphes qui oseront le néoclassicisme est-elle entrain de naître? Je n’en sais rien. Mais il le faudrait.


Comme nous parlons de l’avenir : le Ballet Biarritz, pour combien de temps encore?

Mon mandat s’achève théoriquement en 2016. Normalement, je ne pourrai pas postuler à ma propre succession encore une fois. Mais des négociations sont en cours. Là, je suis dans l’expectative. Nous verrons bien.


Et pour le futur immédiat, quels sont vos projets, outre La Belle et la bête? Manuel Legris a fait appel à vous à Vienne, non?

Manuel Legris m’a effectivement demandé de remonter à la Volksoper, à Vienne, le Don Juan que j’avais créé en 2006 sur la musique de Gluck. J’en suis ravi, car l’ouvrage est tout de même intimement lié à Vienne! Il y aura aussi Mozart à 2, avec les danseurs du Wiener Staatsballett. Cela a été une très bonne surprise pour moi, car je ne connaissais pas vraiment Manuel Legris,  et je ne m’attendais pas à être ainsi sollicité. Avec Kader Belarbi, nous allons par ailleurs reprendre L’Amour sorcier au Capitole de Toulouse.

En ce qui concerne une éventuelle collaboration avec l’Opéra de Paris, je ne sais rien de précis. Je n’ai rencontré Benjamin Millepied qu’une seule fois, en 2006, au Palais Garnier : c’était dans l’ascenseur, alors que j’achevais la préparation de L’Envol d’Icare! Il a en tous cas demandé qu’on lui envoie des DVD de mes ballets, mais il m’est impossible de dire s’il en adviendra quelque chose. C’est vrai que si l'on examine son parcours, c’est quelqu’un qui a montré une certaine sensibilité pour le courant néo-classique.

cendrillon malandain


Le Ballet Biarritz n’est-il pas lui aussi à une charnière? Certains de vos danseurs «fétiche» comme Silvia Magalhaes, Giuseppe Chiavaro ou Frederik Deberdt ont pris ou vont prendre prochainement leur retraite. Comment se prépare la relève?

C’est le lot de toute compagnie. J’ai toujours veillé à engager des jeunes, afin d’assurer le renouvellement des générations, mais c’est exact que nous avons eu un trou au moment du départ de Silvia et de Giuseppe. Des danseuses ont par ailleurs souhaité avoir des enfants ; elles projetaient de revenir dans la troupe à l’issue de leur congé de maternité, mais elles ont finalement choisi d’arrêter leur carrière, comme elles étaient déjà aux alentours de la trentaine. J’ai dû procéder à des recrutements dans l’urgence il y a environ un an, mais les jeunes que nous avons embauchés ont déjà accompli un gros travail et la situation est en voie de rétablissement. Mais évidemment, il y a des gens comme Giuseppe Chiavaro, qui a passé dix-neuf ans avec moi. Je n’arrivais même pas à imaginer qu’il devrait partir un jour. Mais on ne peux pas interrompre l’écoulement du temps. C’est tragique, mais c’est ainsi.


Comment se passe aujourd'hui le recrutement des danseurs en France?

J'ai le sentiment qu'aujourd'hui il est beaucoup plus difficile de trouver de bons danseurs en France qu'il y a une dizaine d'années. Ce sentiment-là, je le partage avec d'autres directeurs. Il y a beaucoup de danseurs, beaucoup de gens qui se destinent à la danse, mais des bons danseurs, ça, c'est autre chose. Qu'est-ce que c'est qu'un bon danseur?  Pour moi, c'est un danseur qui a une bonne école. C'est un danseur qui est expressif, qui a une personnalité, mais c'est d'abord quelqu'un qui a une bonne école. Et ça, aujourd'hui, on ne le trouve pas.

Je ne pense pas que les pédagogues soient moins bons qu'autrefois, même s'il n'y a plus de maîtres. C'est un simple constat que je fais. Quand j'étais gamin, à Paris, on pouvait aller chez les Golovine, chez Franchetti, c'étaient des monstres en eux-mêmes. Je ne suis peut-être pas très au fait, mais j'entends moins parler de studios où il faut absolument aller comme avant. Je prenais la barre chez Franchetti, à côté de Zizi Jeanmaire, il y avait aussi tous les gens de l'Opéra... Je ne pense pas qu'il y ait un endroit comme ça aujourd'hui à Paris. Il reste bien sûr de très bons pédagogues, mais le système national, à travers le réseau des conservatoires, ne favorise plus l'émergence de bons danseurs. L'ambition des conservatoires, c'est de former de bons amateurs. Il n'y a pas la volonté de l'excellence. Plutôt que des danseurs qui dansent, on veut des danseurs qui pensent. Donc on fait des formations très transversales où la pratique de la danse est presque minorée.

Ce qui me stupéfait le plus dans les CV que je reçois, c'est de voir des jeunes de 19 ans qui se présentent déjà comme «danseurs-chorégraphes». Ils n'ont rien fait du point de vue carrière, mais ils sont déjà danseurs-chorégraphes. Quand je vois ça, je ne regarde pas plus loin, ça ne m'intéresse même pas. Moi je cherche d'abord un danseur. Chorégraphe, on peut voir après. Tout le système a changé et ce système, qui pour moi n'est pas bon, ne produit plus de bons danseurs. Il y en a, formés par des écoles privées, mais ils vont souvent danser à l'étranger. Dans le journal du ballet, j'ai écrit un article là-dessus. J'ai notamment voulu savoir s'il y avait, comme c'était le cas il y a dix ans encore, beaucoup de danseurs français en Allemagne. Avant, on disait que tous les bons danseurs français allaient faire carrière en Allemagne, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. J'ai fait le tour de toutes les compagnies, il y a deux ou trois Français, pas plus.  Ça veut dire que la France ne produit plus de bons danseurs. Pour moi, c'est un vrai problème. Et cela va plus loin. A Biarritz, in travaille avec le CEFEDEM à Bordeaux, animé par Josiane Rivoire. Et bien, elle a supprimé la formation au DE classique depuis trois ans, non de sa propre volonté, mais simplement faute de candidats. Le CND a, il me semble, supprimé l'une des formations au CA cette année, là encore faute de candidats en classique. A terme, il y aura un déficit d'enseignants en danse classique. Mon rôle, si j'en ai un, c'est de tirer la sonnette d'alarme. Nous sommes comptables par rapport à l'avenir. On retrouve là notre tradition française de négligence. On s'est fait envahir par les Italiens par négligence, puis par les Russes par négligence, et bientôt ce sera sans doute par les Asiatiques. Ce n'est absolument pas du chauvinisme, c'est le résultat d'une réflexion. Qui aujourd'hui s'intéresse sincèrement et pieusement à notre héritage? Ce sont les Asiatiques, les Chinois, les Coréens.... Moi je pourrais faire sans problème un Tokyo Ballet bis à Biarritz. Il y a aussi l'Amérique Latine. L'école y est magnifique. On vient d'ailleurs d'engager une Mexicaine, on a auditionné à Bonn un Mexicain de 27 ans, superbe... On a vraiment tout lieu de se poser des questions. Ce qui me rend si enragé, c'est que l'histoire se répète, on n'en apprend rien.

cendrillon malandain


La danse classique n'a-t-elle pas aussi été présentée en France comme ringarde, disons, depuis les années 80, les années Lang?

Politiquement, je suis de gauche, donc j'ai une parole un peu complexe. Mais je pense que la gauche a fait des bêtises en pensant que la danse classique était un art élitiste. Elle l'est peut-être pour le public, mais si l'on s'intéresse à l'histoire, les danseurs, eux, ont toujours été des gens misérables, ils étaient issus des classes populaires. La danse contemporaine, en réalité, est devenue aujourd'hui aussi élitiste. Quand on voit le prix des places à l'Opéra de Paris, quelle que soit sa tendance politique, on ne peut pas considérer que c'est un art à la portée de tout le monde. On parle de démocratisation culturelle, mais quand on voit que la formation des danseurs de bon niveau se fait dans des écoles privées, on doit se poser des questions sur la mission de l'Etat et sur la démocratisation de l'accès à la culture et des pratiques culturelles. Sans doute suis-je une épine dans le pied, un mauvais coucheur, mais je pense que je pose des questions sérieuses.


Que peut-on faire pour remédier à cela?

Pour moi, la première chose à faire, c'est de recréer le Conseil Supérieur de la Danse, qu'avait créé Igor Eisner. Ce conseil était composé de personnalités venues de différents horizons qui réfléchissaient sur la danse. Il faudrait refaire cela et définir des objectifs pour savoir où l'on va. En danse, il faut au moins dix ans pour remédier à un état de fait. La première urgence, c'est de réformer l'enseignement dans les conservatoires. Cela veut dire donner aux enfants qui ambitionnent de faire une carrière de danseur les moyens pour y arriver. En musique, l'objectif des conservatoires est le même qu'en danse : il s'agit de former de bons amateurs. Sauf qu'en musique, les pratiques sont différentes. Si vous étudiez le piano, vous allez avoir vingt minutes de cours, seul avec un professeur. Le reste de la semaine, vous travaillez la partition chez vous et vous revenez la semaine suivante en l'ayant travaillée, etc... La danse, c'est un art qui s'apprend en collectif. Il y a un professeur pour vingt élèves. Il ne peut pas s'attacher à tout le monde durant 1h30. En-dehors du cours, l'élève ne fait rien, il attend le cours de la semaine suivante. A l'arrivée, on a un excellent niveau dans les conservatoires en musique, et ce, grâce à la pratique, mais pas en danse, alors que l'objectif est le même, à savoir former de bons amateurs. On a donc en musique d'excellents amateurs et en danse de vrais amateurs qui n'ont pas ce qui faut dans les jambes pour devenir de bons professionnels.



Thierry Malandain - Propos recueillis et retranscrits par Romain Feist


 cendrillon malandain


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Entretien réalisé le 13 avril 2014 - Thierry Malandain © 2014, Dansomanie


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