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entretiens
Danse indienne : rencontre avec Mahina Khanum

25 mars 2015 : Mahina Khanum, danseuse odissi




Mahina Khanum


Mahina Khanum est une interprète d'odissi, un des styles de danses classiques de l'Inde. Elle enseigne les styles odissi et Bollywood à Paris. Nous la rencontrons à l'occasion du festival Mouvements émouvants qu'elle organise les 28 et 29 mars 2015 à Paris. (Le détail du programme de ce festival est disponible sur son site http://www.mahinakhanum.com/.)


1. Le style odissi

Le nom de l'état de la côte Est de l'Inde d'où vient le style de danse odissi se transcrivait «Orissa» jusque récemment. Depuis 2011, la nouvelle transcription officielle est «Odisha». Faut-il transcrire aussi le nom de la danse en «Odishi»? Comment est-ce que vous le prononcez?

Cela fait partie de ce désir de renommer un certain nombre de villes. Calcutta est devenue Kolkata, Madras a été renommé Chennai, etc. Effectivement, on a changé la transcription du nom de l'état. On peut transcrire de différentes manières le r rétroflexe : «d», «r» ou «d avec un point en-dessous». On prononce «orissi», avec la langue qui vient toucher le palais. Mon premier professeur disait toujours «odissi», mais Madhavi Mudgal auprès de qui je me suis perfectionnée à Delhi le prononce «orissi» avec le r rétroflexe.

Comment avez-vous découvert le style odissi?

J'ai fait mes classes au conservatoire en danse classique à partir de l'âge de huit ans. Rapidement, j'ai intégré un cursus de scolarité aménagée intégrant la danse au temps scolaire. J'étais très attachée à la danse classique et j'avais une vingtaine d'heures par semaine, une pratique assez intense. J'ai continué jusqu'à l'âge de quatorze ans en parallèle de la danse contemporaine et du piano afin avoir une approche plus globale comme me le conseillaient mes professeurs. À l'âge de treize ans, j'ai rencontré une danseuse indienne à Montpellier : Flora Devi, qui est originaire de Pune, mais qui a grandi en Angleterre et qui s'est installée ensuite dans le Sud de la France. J'ai découvert l'odissi lors d'un stage d'été. Je m'intéressais à l'Inde et mon environnement familial était favorable à la culture indienne, au bouddhisme et aux philosophies orientales. J'ai découvert ce style avec elle et cela a été une révélation, un choc.

Je ne me retrouvais plus trop dans mon cursus de danse classique au conservatoire. C'était très exigeant, mais je n'en voyais pas la finalité. Au-delà de l'esthétique qui me touchait, il me manquait quelque chose. C'était aussi un âge auquel on se questionne sur la finalité de son cursus et sur la direction à prendre. La danse odissi m'a beaucoup apporté dès cette première approche puisque j'en ai vu la profondeur symbolique, historique. On racontait des choses par la danse ! C'est cet aspect-là qui me manquait dans la danse classique. Cela a été un choix très difficile, mais j'ai souhaité arrêter le conservatoire pour me consacrer au style odissi. Rapidement, je suis partie en Inde pour rencontrer Shankar Behera, le guru de Flora Devi. Il est d'origine oriya et a été formé par Kelucharan Mohapatra, l'une des trois principales figures de la danse odissi qui a aussi formé Madhavi Mudgal.

À l'École de danse de l'Opéra de Paris, en plus de leurs cours de danse classique et de danse contemporaine, les élèves ont des cours de mime. Est-ce que c'était aussi le cas dans votre conservatoire?

Non, absolument pas! C'était une approche purement technique, sur l'apprentissage des variations. Cela avait un côté assez sec. C'est pour cela que l'odissi m'a apporté une bouffée d'oxygène. J'ai compris que le mouvement pouvait avoir un sens et transmettre autre chose qu'une image purement esthétique. C'est cela qui m'a touché dans l'odissi.

Par rapport aux autres styles de danses classiques indiennes, qu'est-ce qui vous a particulièrement plu dans l'odissi?

C'est le premier style que j'ai rencontré et pratiqué. Pendant un certain temps, je n'ai été confrontée qu'à ce style. J'ai mis plusieurs années à découvrir les autres styles et par la suite, j'ai eu l'occasion d'être formée en kathak et un tout petit peu en mohiniattam lors de courts séjours de deux ou trois semaines auprès d'un professeur pour avoir une vision générale, seulement basique de ces styles.

Aujourd'hui, deux styles me plaisent plus que les autres. Le premier est le kuchipudi, qui possède un aspect lyrique, un côté lasya (beau et gracieux) que l'on retrouve aussi dans la danse odissi, tout comme la souplesse du buste. Le second est le manipuri que j'ai découvert récemment avec Angela Sterzer. En prenant un cours avec elle, j'ai été touchée par les similitudes entre le manipuri et l'odissi. L'odissi m'apparaît comme une sorte de synthèse entre les danses du Sud qui ont un côté géométrique et les danses de l'Est qui sont beaucoup plus en souplesse.

Dans l'odissi, j'apprécie la conception du corps en forme de S qui est harmonieuse et qui me semble plus complexe que la structure géométrique du bharatanatyam. J'aime aussi les thèmes qui sont abordés. On parle principalement de la Gîta-Govinda. On est introduit à la mythologie indienne par la figure de Krishna. En tant qu'occidentale, jeune, adolescente, cette figure de Krishna associée à l'évocation de la nature m'a beaucoup touchée.

Vous avez une expérience assez poussée aussi bien du ballet que de la danse odissi. Pourriez-vous comparer les sensations que vous éprouvez dans ces deux styles quand vous dansez des mouvements apparentés (par exemples : des retirés, des ronds de jambe, des pirouettes ou des ports de bras)?

C'est difficile de répondre dans la mesure où j'ai arrêté la danse classique depuis que je me suis consacrée à la danse odissi. Cependant, depuis deux ans, je prends des cours de danse de caractère avec Krystia Karlyk. C'est plutôt dans le souffle et la respiration que l'on peut trouver des points communs. Peut-être que la danse odissi m'a appris la nuance. J'avais dû l'apprendre aussi au conservatoire sans avoir conscience de l'effet visuel que cela pouvait produire. La qualité du mouvement était sans doute déjà là dans mon apprentissage de la danse classique, mais c'est la danse odissi qui m'a permis d'en prendre conscience.

Avez-vous conservé des exercices physiques (échauffement, étirements) du ballet dans votre pratique?

Grâce à une bourse du Ministère des Affaires étrangères, j'ai pu passer deux ans à Delhi auprès de Madhavi Mudgal et tout ce que j'avais pu apprendre sur ce sujet a été dans une large mesure effacé. Aujourd'hui, ce que je pratique ou que je fais pratiquer à mes élèves vient de ce que j'ai appris à Delhi.

Pourriez-vous raconter une de vos journées typiques lorsque vous étiez à Delhi à l'école Gandharva Mahavidyalaya où enseigne votre guru Madhavi Mudgal?

J'avais appris un certain nombre de pièces du répertoire avant de partir à Delhi. Ce n'était d'ailleurs pas une condition pour demander cette bourse, que l'on peut demander à différents niveaux. Sur place, il a fallu que je réapprenne ces danses dans un style plus propre à Madhavi Mudgal puisque, même si elle est issue de la même lignée de gurus, elle a quand même imposé sa marque. Elle a restructuré la danse odissi dans la mesure où le tribhangi (une triple courbure du corps) est beaucoup moins marquée chez elle. Madhavi Mudgal s'est blessée assez jeune et elle a voulu éviter ces désagréments à ses propres élèves. Donc, il m'a fallu réapprendre les pièces que je connaissais.

J'ai été autorisée à suivre tous les cours. J'y passais tous mes après-midi, de 13h à 19h, d'abord avec les toutes petites, jusqu'au dernier cours avec des élèves d'une vingtaine d'années qui faisaient partie de sa troupe. J'ai ainsi pu reprendre les bases, et avec des cours particuliers j'ai pu peaufiner les pièces du répertoires que je connaissais déjà et en apprendre d'autres.

Plus précisément, chaque cours durait une heure. Il y avait d'abord l'apprentissage des positions de base, des exercices dans les deux positions principales (le tribhang et le chowk)...

Qu'est-ce que le chowk?

Le chowk, c'est comme un carré, une position symétrique qui fait référence à Jagannath, avec les bras sur le côté. Les jambes en dehors, le bassin est ouvert, avec un pied d'écart entre les deux pieds.

Les pieds sont en seconde, si j'ose dire?

Oui ! Le centre de gravité est assez bas. C'est une position plus ouverte que celle du bharatanatyam. Lors de leur première année d'apprentissage, les élèves apprennent dix exercices dans ces positions de base. Ensuite, en deuxième année, on attaque le répertoire, avec des pièces de danse pure, puis des pièces de danse expressive. Chaque groupe suivant son propre cursus, j'ai pu apprendre différentes pièces en même temps et ainsi bénéficier d'un apprentissage accéléré.
C'était un enseignement très cadré, avec des examens écrits et pratiques permettant d'obtenir des diplômes.

Est-ce qu'il y avait plusieurs professeurs dans cette école?

Oui, en général, c'étaient des élèves de Madhavi qui enseignaient aux plus jeunes. Elle intervenait sur la dernière heure avec les élèves de sa compagnie, pour des pièces narratives et expressives (Abhinaya) ; c'étaient vraiment des moments privilégiés.

Est-ce que sa troupe présente des pièces de groupes ou plutôt des suites de solos?

Elle avait un lien extrêmement fort avec Kelucharan Mohapatra. Elle a participé à des récitals et des tournées qui réunissaient trois générations de danseurs : Kelucharan Mohapatra, Madhavi Mudgal, Arushi Mudgal (sa nièce). Elle a une formation en architecture et elle a ainsi travaillé sur des pièces de groupes, beaucoup de créations qui l'associent à son frère Madhup Mudgal qui est chanteur. Elle utilise beaucoup de jeux de rythmes, de symétries, des déplacements en ligne, des figures et jeux dans l'espace.

Communiquiez-vous avec elle en anglais, ou avez-vous appris le hindi?

Étant donné que mes cours de danse se déroulaient l'après-midi, je prenais des cours de hindi le matin, parce que c'était l'occasion de vraiment entrer dans cette culture indienne. À dix-huit ans, cela correspondait aussi à un besoin, une recherche, une volonté de m'intégrer et d'être acceptée. C'était difficile parce que Madhavi Mudgal est assez méfiante vis à vis des étrangers.

En Inde, en tant qu'occidentale, il est souvent difficile de communiquer en hindi. Mes amis à Delhi me parlent anglais. Quand je leur parle en hindi, ils me répondent en anglais, parce qu'ils sont configurés pour me parler dans cette langue.

Cependant, pendant les cours de danse, les indications étaient souvent données en hindi, mais avec un vocabulaire technique assez basique...

Comme «ek-do-tin» plutôt que «un-deux-trois»...?

Oui, j'ai essayé d'approfondir ma pratique du hindi, mais avec Madhavi, les cours étaient plutôt en anglais.Après mon retour, j'ai suivi une formation à l'INALCO (Institut NAtional des Langues et Civilisations Orientales, communément appelé Langues O') où j'ai obtenu un diplôme de hindi et un master d'ourdou.

Depuis la réforme du style au cours du XXème siècle, la figure tutélaire de Kelucharan Mohapatra règne sur le style odissi. À l'intérieur de ce style, comment décririez-vous votre rapport et celui de votre guru à la tradition ? Faut-il élargir le répertoire ? Utiliser de nouvelles compositions musicales ? Traiter d'autres thèmes narratifs ?

C'est une question délicate parce qu'effectivement beaucoup de danseuses se revendiquent de Kelucharan Mohapatra. Pour avoir travaillé avec Madhavi Mudgal, je sais qu'elle a une grande inventivité. Je crois que tant que la technique et les bases sont là, on ne prend pas forcément de risque à tenter certaines expérimentations. Je pense qu'il est toujours positif de prendre certaines initiatives. La question de développer de nouveaux thèmes m'intéresse ou même de créer une certaine modernité. On peut ainsi imaginer introduire des «néologismes», de nouveaux mudras (positions des mains) si on veut exprimer autre chose dans la danse. Je suis assez positive par rapport à cela. Je suis souvent intéressée quand d'autres danseuses proposent des projets différents. Je pense que cela ne peut pas faire de mal au style qui est reconnu et dont on connaît les bases et la pureté.

Certains conçoivent le disciple comme celui qui ne va que reproduire ce que lui a enseigné le guru. Pourtant, dans la musique dhrupad que je pratique à un petit niveau, je peux observer que les disciples les plus éminents d'Ustad Zia Fariduddin Dagar ont chacun leur personnalité. On reconnaît qu'ils appartiennent à la même lignée et pourtant chacun apporte ses propres innovations...

Par exemple, mon professeur Shankar Behera possède une grande fluidité du buste, une grande élasticité. Parfois, les mudras ne sont pas très nets : il fallait parfois lui demander des précisions, alors qu'au contraire Madhavi Mudgal (qui est aussi disciple de Kelucharan Mohapatra et qui venant du bharatanatyam en connaît la rigueur) est très précise dans ses mudras. Moi-même je me questionne. En revoyant des pièces du répertoire avec Madhavi Mudgal et ses élèves avancées pour m'accorder à son style et m'intégrer dans cette lignée, j'ai parfois eu envie de les conserver telles que je les avais apprises la première fois. Malgré tout, elles ont elles-mêmes renoncé à corriger certaines habitudes que j'avais et elles ont respecté le fait que j'avais pu travailler plusieurs années avec un autre professeur et que cela pouvait aussi constituer une identité.

Quelle liberté un interprète peut-il ou doit-il s'accorder par rapport à une version de référence d'une pièce du répertoire?

Je n'ai jamais rencontré Kelucharan Mohapatra. Il est décédé l'année où il devait venir en France malheureusement, mais on m'a toujours dit qu'il disait qu'il fallait apprendre la technique et l'oublier tout de suite après pour donner sa propre interprétation. Par exemple, je sais que sur certaines pièces du répertoire Madhavi peut prendre quelques libertés, avec l'Abhinaya notamment. C'est difficile, parce que lorsqu'on revient en France et que l'on veut partager ou transmettre ces pièces, on se dit qu'il faudrait absolument les transmettre telles quelles alors que finalement on pourrait avoir une certaine légitimité à proposer autre chose. Ce n'est pas forcément trahir que de suggérer ou de proposer autre chose. Je pense que même si on n'est pas de culture indienne, on peut se faire confiance et oser proposer, surtout s'il y a des allers-retours réguliers avec l'Inde. C'est un discours que je tiens depuis peu. En Inde, à l'école Gandharva Mahavidyalaya, on avait vraiment une certaine responsabilité dans l'apprentissage de la danse odissi : il ne fallait pas déborder. C'est avec un peu de recul et de maturité que j'ai suivi cette évolution depuis mon séjour de deux ans entre 2005 et 2007.

Dans le style bharatanatyam (le style classique le plus connu de l'Inde), un récital est le plus souvent composé d'une suite de pièces possédant une structure assez précise appelée Margam (par exemple : Alarippu, Jatiswaram, Kautukam, Shabdam, Varnam, Padam, Tillana). Les récitals d'odissi sont-ils structurés autour d'un tel schéma?

Oui, traditionnellement, un récital pourrait avoir la structure suivante : Mangalacharan, Pallavi, Batu, Ashtapadi, Oriya song, Moksha. La pièce d'ouverture Mangalacharan évoque une divinité comme Ganesh, Saraswati, Krishna ou Jagannath. Elle comporte une introduction rythmique de danse pure, l'évocation proprement dite de la divinité et une conclusion rythmique.

Ensuite, les Pallavi (mot signifiant « élaboration » ou « développement ») sont des pièces de danse pure qui ont une couleur particulière en fonction du râga qui est choisi (le râga correspond plus ou moins à la notion de mode musical). Elles peuvent avoir une petite partie expressive, mais ce sont essentiellement des pièces de danse pure. Kelucharan Mohapatra a composé plusieurs Pallavi entre les années 1950 et 1990. D'autres danseurs continuent de composer des Pallavi en reproduisant le même schéma musical, avec un rythme qui monte en intensité et des déplacements géométriques.

Le Pallavi est-il comparable à l'Alarippu du bharatanatyam, que l'on peut voir comme une mise en mouvement progressive du corps de la danseuse (en commençant par le haut du corps). Le mouvement s'accélère et met en valeur une certaine géométrie. Cette pièce de danse pure est accompagnée de syllabes rythmiques, non?

Oui, les Pallavi suivent un schéma semblable. Ensuite, on a une pièce-maîtresse intitulée Batu en référence à Shiva. On considère qu'une danseuse a acquis un niveau suffisant à partir du moment où elle maîtrise cette pièce. On commence par présenter l'orchestre de l'odissi (avec des pas présentant le tambour pakhawaj, les cymbales, le sitar, etc.). Ensuite, on représente la mise en beauté de la danseuse, puis la danse elle-même. Il s'agit en quelque sorte d'une présentation de la danse odissi, de son contexte musical et de la préparation de la danseuse. Cela symbolise la danse odissi. Actuellement, comme cette pièce Batu ne comporte pas d'originalité, elle n'est plus présentée dans les récitals canoniques. On demandera plutôt à des élèves de la danser pour évaluer leur niveau.

On a bien sûr les Abhinaya (pièces expressives et narratives). Il s'agit notamment des Ashtapadi, des chansons en sanskrit extraites de la Gîta-Govinda de Jayadeva (XIIe siècle), et des Oriya songs, des chansons en langue oriya de différents poètes qui reprennent le thème de Krishna jouant de façon amusante avec les gopis (les bouvières du village de Vrindavan). Comme dans d'autres styles, on entend parfois dire que pour interpréter correctement le style odissi, il faudrait avoir du sang oriya. Les danseurs cherchant une certaine authenticité essayent de se rattacher à l'héritage de ces chansons oriya. Madhavi y était très attachée. Ces chansons oriya étaient mises à l'honneur dans son école alors qu'avec mon premier professeur je n'avais jamais eu l'occasion d'en travailler. La pièce finale est Moksha. De même que pour les Mangalacharan, cette pièce est dédiée à une divinité. La principale est ici Devi, la Déesse.

En odissi, les pièces mettant le plus en valeur les qualités expressives et narratives (Abhinaya) de l'interprète peuvent-elles comporter des passages de danse pure? Autrement dit, la musique des pièces d'Abhinaya repose-t-elle uniquement sur le texte d'un poème, ou peut-elle comporter aussi des onomatopées rythmiques?

Dans les Ashtapadi, on peut avoir de courtes séquences rythmiques qui vont par exemple illustrer les jeux de Krishna avec les gopis. Cela peut aussi être une partie de dandiya (jeu utilisant des bâtons). Dans ces brèves séquences, le texte s'efface pour laisser place aux onomatopées.


2. L'Ashtapadi
Yahi Madhava

Au cours du festival Mouvements émouvants qui réunira des danseurs de divers styles classiques, vous allez interpréter Yahi Madhava, le dix-septième Ashtapadi (poème à huit vers) extrait du Gîta-Govinda du poète sanskrit Jayadeva (XIIème siècle). Pourriez-vous décrire le contexte narratif de ce poème?

Cette pièce met en scène deux personnages : Krishna (qui est la figure de la Gîta-Govinda) et Râdhâ, la favorite, qui l'attend. La pièce est structurée en deux parties. Dans la première partie, le texte est absent. C'est le soir. Râdhâ se prépare et attend Krishna qui a promis de venir. Progressivement, l'inquiétude de Râdhâ monte. Elle se rend compte que la nuit avance. Elle entend le premier chant de l'oiseau du matin et, déçue, elle s'endort jusqu'à ce que Krishna la rejoigne. Le texte se fait alors entendre. Krishna arrive en portant sur son corps les traces d'une nuit agitée. Râdhâ va s'en rendre compte progressivement et le lui reprocher. Ce qui est intéressant pour cette pièce que Kelucharan Mohapatra a chorégraphiée en 1961, c'est que c'est un des premiers Ashtapadi qu'il a composé et qu'il a élaboré une réponse de Krishna aux reproches de Râdhâ. Cela s'inscrit dans l'idée de l'élaboration qui fait partie des principes des danses indiennes : un vers peut être répété un grand nombre de fois et plusieurs significations peuvent alors être transmises par la danse.

Râdhâ commence par lui reprocher ses yeux rougis, ses paupières lourdes. Krishna est visiblement fatigué. Elle lui dit de s'en aller et de rejoindre celle avec qui il a passé le reste de son temps. Enfin, elle se rend compte que ses lèvres sont noircies pour avoir embrassé les yeux fardés d'une autre. La réponse intéressante qu'a proposé Kelucharan Mohapatra qui donne la parole à Krishna est de dire «Non, non, ce que tu me reproches n'est pas exact : je me suis arrêté en chemin et j'ai dégusté des baies qui ont noirci mes lèvres». Ensuite, elle lui reproche les marques des ongles qu'a laissées sa rivale et Krishna répond : «Non, en chemin, j'ai souhaité cueillir une fleur pour décorer ton chignon, mais la fleur étant difficile d'accès, les épines m'ont blessé».

La pièce n'utilise que les trois premières strophes de l'Ashtapadi qui en compte huit. À l'origine, Kelucharan Mohapatra avait chorégraphié une autre strophe, mais la version que j'ai apprise avec Madhavi Mudgal s'arrête là. Râdhâ finit fâchée.

En me plongeant dans le texte et ses différentes éditions pour préparer cet entretion, j'ai fait une «découverte» étonnante. Dans ce poème qui se trouve au début du chant VIII, Râdhâ semble jalouse d'une rivale. Pourtant, dans certaines éditions du Gîta-Govinda, à la toute fin du chant VII, on peut lire le stupéfiant vers suivant : «Au matin, voici avec une tunique foncée sur la poitrine, Krishna, et dans son vêtement jaune, Râdhâ. À cette vue, surprise, la ribambelle d'amies rit à cœur joie. Honteux, il tourne la frange de ses prunelles mobiles sur la figure de Râdhâ ; que le visage doux, souriant du Fils de Nanda donne au monde sa béatitude!» (j'aurais aimé citer la merveilleuse traduction de Jean Varenne, mais ce vers y est omis ; il s'agit ici de la traduction de Gaston Courtillier). Si on suit ces éditions, Krishna et Râdhâ se réveillent chacun dans les habits de l'autre, ce qui donne un regard très différent sur l'Ashtapadi Yahi Madhava qui suit ! Est-ce que les deux lectures sont compatibles avec la chorégraphie que vous allez représenter?

La pièce ne m'a pas été transmise avec cet éclairage-là. C'est une pièce que j'ai décidé de danser parce que je l'ai apprise directement avec Madhavi. Ces moments-là étaient rares et privilégiés, donc je suis heureuse d'avoir pu l'apprendre directement d'elle. Finalement, en Inde, quand le guru transmet une pièce, l'approche peut être parfois un peu simpliste. Le tableau de Râdhâ jalouse a été brossé sommairement et on s'en est tenu à cela. Ce sur quoi elle insistait davantage, c'étaient les variations dans l'expression : la jalousie, la douleur, le fait de conserver malgré tout une certaine fierté. Je peux difficilement vous répondre, mais c'est intéressant parce que cela me questionne ! Il faudra que j'y rejette un coup d'œil.

L'approche que l'on peut avoir sur la danse, de retour en France, en consultant les textes de référence, c'est quelque chose qui m'a manqué dans mon apprentissage. Même rythmiquement, on n'a jamais pris le temps de me dire « Assieds-toi et on va noter... ». Il s'agissait d'une approche très physique, un peu à la tzigane, ce qui est intéressant aussi.

La composition musicale est-elle réglée sur Tivratal (un cycle rythmique à 7 temps, homologue dans la musique du Nord de l'Inde de Misra Chapu Tala utilisé dans la musique carnatique (Sud de l'Inde) et que l'on peut décrire dans le solfège occidental comme un 7/8 dans lequel 7 se décompose en 7=3+2+2.)?

Oui, c'est un cycle rythmique à sept temps. En comptant les subdivisions, le percussionniste jouant du pakhawaj parle de quatorze temps et utilise le nom de «Yati Tala».

« Yati Tala » est effectivement le nom du cycle rythmique qui est indiqué dans certaines éditions du Gîta-Govinda pour cet Ashtapadi. Le nom du râga (ou mode musical) qui est indiqué est Bhairavi qui est aussi le nom du râga de la composition musicale que vous utiliserez et qui sera interprétée en direct par des musiciens. Quelle sera la composition de votre orchestre?

La chanteuse Kakoli Sengupta sera accompagnée par le percussionniste Alexis Weigerber et le sitariste Denis Teste.


3. Le festival “Mouvements émouvants”

Les pièces narratives des danses classiques indiennes utilisent une gestuelle très élaborée. Les spectateurs indiens peuvent aisément saisir au moins les grandes lignes des épisodes narratifs parce qu'ils appartiennent à leur culture. Les détails plus subtils demandent une certaine habitude avec les gestes appartenant à la tradition d'interprétation de ce style de danse, qu'ils furent ou non codifiés dans les traités anciens (Nâtyashâstra, Abhinaya Darpana). Cependant, plus le texte est poétique, plus la difficulté est grande pour le spectateur de saisir les nuances de la narration, et c'est encore plus difficile si le texte n'est pas prononcé comme cela sera par exemple le cas dans la pièce Yahi Madhava pour les réponses qu'apportera Krishna. Est-ce que néanmoins vous gardez l'espoir que le public puisse comprendre ce que vous exprimez, non seulement dans les grandes lignes, mais aussi plus en profondeur?

C'est tout l'objet du festival, d'essayer de trouver les moyens de donner au public un peu plus d'outils pour mieux comprendre ces danses, notamment par la conférence qui précédera le spectacle. Ce qui se fait régulièrement, c'est de donner la traduction des vers pour que le public soit informé du texte ou même de venir sur scène pour les mimer. Même si cela peut présenter un côté répétitif, je pense que cela permet au public de mieux apprécier le spectacle. C'est ce que j'ai prévu pour la pièce Yahi Madhava.

Pour le festival, on s'était posé la question de faire une conférence dansée ou bien un spectacle. Il m'a semblé plus intéressant de proposer un spectacle. Cela sera peut-être à revoir pour une prochaine édition. L'idée est néanmoins d'essayer de donner des clefs au public pour l'aider à comprendre ces danses.

Plus spécifiquement, quand le texte se fait très poétique, n'y a-t-il pas une difficulté irréductible pour la compréhension du public? Par exemple, quand on voit l'interprète utiliser un geste représentant une fleur, si on ne connaît pas le texte, il n'est pas toujours évident de savoir si une fleur est véritablement présente ou s'il s'agit plutôt d'une comparaison poétique d'une partie du corps avec une fleur?

C'est la principale difficulté quand on présente des danses classiques indiennes ici. En Inde, même quand le public ne connaît pas les styles de danses, la proximité des langues courantes avec le sanskrit permet de comprendre des gestes que l'on n'aurait pas saisi autrement. On pourrait se poser la question du surtitrage, pourquoi pas, même si cela pourrait détourner l'attention. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai choisi pour ce festival le thème du sentiment amoureux (Shringara rasa) parce que cela me paraît relativement facile à transmettre. Pour les aspects plus techniques, il faut accepter que tous les détails ne soient pas saisis et que l'on puisse malgré tout être ému par ces danses...

En Inde, il peut arriver qu'un festival présente au cours d'une même journée deux voire trois styles de danses ; comment vous-est venue cette idée extravagante de réunir à Paris pas moins de six styles (bharatanatyam, kathak, kuchipudi, manipuri, odissi, sattriya) parmi les huit reconnus comme classiques par la Sangeet Natak Akademi?

Il y a plusieurs lignes directrices. Personnellement, il y avait l'idée de se retrouver avec d'autres danseurs parce que chacun peut se sentir un peu isolé dans son apprentissage et il est bien de construire un terrain où on peut se retrouver, échanger et apprendre entre interprètes installés en France et ayant eu chacun accès un certain niveau de connaisance dans son style.

À l'heure où le Bollywood a un peu tendance à tout uniformiser, on ne s'y retrouve pas forcément entre danses classiques et danses folkloriques indiennes. Il me paraissait intéressant de rappeler toute la diversité, la qualité des danses classiques indiennes et leur profondeur symbolique, historique et esthétique. C'est pour cela qu'il y a une approche universitaire avec la conférence de Tiziana Leucci. Pour la seconde édition, j'aimerais associer des doctorants qui en France travaillent sur les danses indiennes.

Il m'a semblé intéressant de lancer l'idée et de la réaliser, sans attendre que l'on vienne me solliciter. J'ai eu la chance d'être en contact avec des danseuses (et un danseur !) qui étaient partantes et ouvertes au projet. Cela venait aussi des questionnements de mes propres élèves qui me demandaient quelles étaient exactement les différences entre les styles. En réunissant suffisamment d'artistes, on permettra à diverses personnes de trouver des réponses à leurs questions.

Par rapport à la dynamique que l'on peut voir à Londres où il y a une réflexion et un bouillonnement sur ces questions, Paris peut sembler plus pauvre de ce point de vue. On a néanmoins la chance d'avoir à Paris le Musée Guimet et le Centre Mandapa qui invitent de grands artistes. En France, il y a aussi un problème de communication, donc je crois qu'il faut aussi oser se saisir des voix de communications qui ne sont pas beaucoup investies par ce milieu, comme les réseaux sociaux. J'ai été rassurée quand le projet a été validé par l'Ambassade de l'Inde.

De même que les cinq autres interprètes du récital du samedi 28 mars, vous animerez le lendemain un stage d'initiation. Pourriez-vous présenter votre conception de l'enseignement de la danse odissi ?

Ma conception a changé avec le temps. Quand je suis rentré d'Inde en 2007, j'ai commencé à donner quelques cours d'initiation à la danse odissi et j'ai été confrontée comme d'autres professeurs à des élèves qui étaient intéressées par la danse Bollywood et qui ne souhaitaient pas s'engager dans un apprentissage comme on peut le faire en Inde. Les gens n'ont pas forcément conscience que cela peut faire mal, que cela peut faire transpirer, bref, de l'implication physique d'une telle danse. J'ai passé une année à m'y ajuster, à accepter que les gens puissent avoir un intérêt intermittent ou léger pour la danse et à me dire que je pouvais essayer de les satisfaire et d'encourager cet intérêt qui pourrait se transformer en passion. Mon approche est maintenant plus souple.

Il n'est pas non plus évident de savoir comment présenter ce style de danse. Pour mes examens à Delhi, on me faisait apprendre que c'était une danse extrêmement ancienne, qu'elle avait deux mille ans, que c'était la plus ancienne, qu'elle était sacrée, etc. Est-ce qu'il faut la présenter comme cela, ou être plus objectif et dire qu'elle a été extrêmement reconstruite? Est-ce qu'on s'inscrit dans un orientalisme de découverte? Je pense qu'il faut trouver un juste milieu, parce qu'il faut respecter que certaines personnes aient une approche par ce biais-là. J'essaie néanmoins de conserver une certaine rigueur, de rester fidèle aux bases et de ne pas transformer le style.

La danse odissi est particulièrement féminine. Est-ce que vous avez néanmoins quelques hommes parmi vos élèves?

Non, aucun... Je ne pense pas que ce soit lié à une conscience du fait que ce style est plus féminin, parce que les gens ne le connaissent pas suffisamment en France.

Conseillez-vous à vos élèves de se familiariser aussi par elles-mêmes à la culture indienne?

Oui, cela me paraît essentiel pour qu'elles aient une meilleure compréhension globale, par des lectures ou ne serait-ce que par le cinéma populaire. Pour la danse, d'un point de vue technique, il y a le livre de Tara Michaël, La symbolique des gestes des mains. Malheureusement, il n'est plus édité... Pour la Gîta-Govinda, j'utilise l'édition en langue anglaise de Barbara Stoler Miller.

Les mathématiciens se disent parfois entre eux que la meilleure façon de comprendre véritablement quelque chose est d'avoir à l'enseigner. Est-ce que cela correspond à votre expérience avec l'odissi?

Oui, c'est quelque chose qui était d'ailleurs encouragé au sein de l'école Gandharva Mahavidyalaya. J'ai parfois été sollicitée pour enseigner aux toutes petites quand le professeur était en retard. J'étais très impressionnée, mais cela se faisait de manière assez naturelle.

J'ai une élève avancée à qui j'enseigne des pièces du répertoire pour la première fois et c'est à chaque fois une vraie remise en question parce que je me suis rendu compte que lorsqu'on me les avait enseignées, on n'avait pas vu un certain nombre de détails. Il m'arrive de décrocher mon téléphone pour demander des précisions à mes gurus Shankar Behera et Madhavi Mudgal. De toute manière, on n'a jamais fini d'apprendre...




Propos recueillis par Joël Riou



Mahina Khanum


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Entretien réalisé le 25 mars 2015 - Mahina Khanum © 2015, Dansomanie


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