1. Le style odissi
Le nom de l'état de la côte Est de l'Inde d'où vient le style de
danse odissi se transcrivait «Orissa» jusque récemment. Depuis 2011,
la nouvelle transcription officielle est «Odisha». Faut-il transcrire
aussi le nom de la danse en «Odishi»? Comment est-ce que vous le
prononcez?
Cela fait partie de ce désir de renommer un certain nombre de villes.
Calcutta est devenue Kolkata, Madras a été renommé Chennai, etc.
Effectivement, on a changé la transcription du nom de l'état. On peut
transcrire de différentes manières le r rétroflexe : «d», «r» ou
«d avec un point en-dessous». On prononce «orissi», avec la
langue qui vient toucher le palais. Mon premier professeur disait toujours
«odissi», mais Madhavi Mudgal auprès de qui je me suis perfectionnée à
Delhi le prononce «orissi» avec le r rétroflexe.
Comment avez-vous découvert le style odissi?
J'ai fait mes classes au conservatoire en danse classique à partir de
l'âge de huit ans. Rapidement, j'ai intégré un cursus de scolarité aménagée
intégrant la danse au temps scolaire. J'étais très attachée à la danse
classique et j'avais une vingtaine d'heures par semaine, une pratique assez
intense. J'ai continué jusqu'à l'âge de quatorze ans en parallèle de la
danse contemporaine et du piano afin avoir une approche plus globale comme
me le conseillaient mes professeurs. À l'âge de treize ans, j'ai rencontré
une danseuse indienne à Montpellier : Flora Devi, qui est originaire de
Pune, mais qui a grandi en Angleterre et qui s'est installée ensuite dans
le Sud de la France. J'ai découvert l'odissi lors d'un stage d'été. Je
m'intéressais à l'Inde et mon environnement familial était favorable à la
culture indienne, au bouddhisme et aux philosophies orientales. J'ai
découvert ce style avec elle et cela a été une révélation, un choc.
Je ne me retrouvais plus trop dans mon cursus de danse classique au
conservatoire. C'était très exigeant, mais je n'en voyais pas la finalité.
Au-delà de l'esthétique qui me touchait, il me manquait quelque chose.
C'était aussi un âge auquel on se questionne sur la finalité de son cursus
et sur la direction à prendre. La danse odissi m'a beaucoup apporté dès cette
première approche puisque j'en ai vu la profondeur symbolique, historique.
On racontait des choses par la danse ! C'est cet aspect-là qui me manquait
dans la danse classique. Cela a été un choix très difficile, mais j'ai
souhaité arrêter le conservatoire pour me consacrer au style odissi.
Rapidement, je suis partie en Inde pour rencontrer Shankar Behera, le guru
de Flora Devi. Il est d'origine oriya et a été formé par Kelucharan
Mohapatra, l'une des trois principales figures de la danse odissi qui a
aussi formé Madhavi Mudgal.
À l'École de danse de l'Opéra de Paris, en plus de leurs cours
de danse classique et de danse contemporaine, les élèves ont des cours de
mime. Est-ce que c'était aussi le cas dans votre
conservatoire?
Non, absolument pas! C'était une approche purement technique, sur
l'apprentissage des variations. Cela avait un côté assez sec. C'est pour
cela que l'odissi m'a apporté une bouffée d'oxygène. J'ai compris que le
mouvement pouvait avoir un sens et transmettre autre chose qu'une image
purement esthétique. C'est cela qui m'a touché dans l'odissi.
Par rapport aux autres styles de danses classiques indiennes,
qu'est-ce qui vous a particulièrement plu dans l'odissi?
C'est le premier style que j'ai rencontré et pratiqué. Pendant un
certain temps, je n'ai été confrontée qu'à ce style. J'ai mis plusieurs
années à découvrir les autres styles et par la suite, j'ai eu l'occasion
d'être formée en kathak et un tout petit peu en mohiniattam lors de courts
séjours de deux ou trois semaines auprès d'un professeur pour avoir une
vision générale, seulement basique de ces styles.
Aujourd'hui, deux styles me plaisent plus que les autres. Le premier est
le kuchipudi, qui possède un aspect lyrique, un côté lasya (beau
et gracieux) que l'on retrouve aussi dans la danse odissi, tout comme la
souplesse du buste. Le second est le manipuri que j'ai découvert récemment
avec Angela Sterzer. En prenant un cours avec elle, j'ai été touchée par
les similitudes entre le manipuri et l'odissi. L'odissi m'apparaît comme une
sorte de synthèse entre les danses du Sud qui ont un côté géométrique et
les danses de l'Est qui sont beaucoup plus en souplesse.
Dans l'odissi, j'apprécie la conception du corps en forme de S qui est
harmonieuse et qui me semble plus complexe que la structure géométrique du
bharatanatyam. J'aime aussi les thèmes qui sont abordés. On parle
principalement de la Gîta-Govinda. On est introduit à la
mythologie indienne par la figure de Krishna. En tant qu'occidentale,
jeune, adolescente, cette figure de Krishna associée à l'évocation de la
nature m'a beaucoup touchée.
Vous avez une expérience assez poussée aussi bien du ballet que
de la danse odissi. Pourriez-vous comparer les sensations que vous éprouvez
dans ces deux styles quand vous dansez des mouvements apparentés (par
exemples : des retirés, des ronds de jambe, des pirouettes ou des ports de
bras)?
C'est difficile de répondre dans la mesure où j'ai arrêté la danse
classique depuis que je me suis consacrée à la danse odissi. Cependant,
depuis deux ans, je prends des cours de danse de caractère avec Krystia
Karlyk. C'est plutôt dans le souffle et la respiration que l'on peut
trouver des points communs. Peut-être que la danse odissi m'a appris la
nuance. J'avais dû l'apprendre aussi au conservatoire sans avoir conscience
de l'effet visuel que cela pouvait produire. La qualité du mouvement était
sans doute déjà là dans mon apprentissage de la danse classique, mais c'est
la danse odissi qui m'a permis d'en prendre conscience.
Avez-vous conservé des exercices physiques (échauffement,
étirements) du ballet dans votre pratique?
Grâce à une bourse du Ministère des Affaires étrangères, j'ai pu passer
deux ans à Delhi auprès de Madhavi Mudgal et tout ce que j'avais pu
apprendre sur ce sujet a été dans une large mesure effacé. Aujourd'hui, ce
que je pratique ou que je fais pratiquer à mes élèves vient de ce que j'ai
appris à Delhi.
Pourriez-vous raconter une de vos journées typiques lorsque vous
étiez à Delhi à l'école Gandharva Mahavidyalaya où enseigne votre guru
Madhavi Mudgal?
J'avais appris un certain nombre de pièces du répertoire avant de partir
à Delhi. Ce n'était d'ailleurs pas une condition pour demander cette
bourse, que l'on peut demander à différents niveaux. Sur place, il a fallu
que je réapprenne ces danses dans un style plus propre à Madhavi Mudgal
puisque, même si elle est issue de la même lignée de gurus, elle a quand
même imposé sa marque. Elle a restructuré la danse odissi dans la mesure où
le tribhangi (une triple courbure du corps) est beaucoup moins marquée chez
elle. Madhavi Mudgal s'est blessée assez jeune et elle a voulu éviter ces
désagréments à ses propres élèves. Donc, il m'a fallu réapprendre les
pièces que je connaissais.
J'ai été autorisée à suivre tous les cours. J'y passais tous mes
après-midi, de 13h à 19h, d'abord avec les toutes petites, jusqu'au dernier
cours avec des élèves d'une vingtaine d'années qui faisaient partie de sa
troupe. J'ai ainsi pu reprendre les bases, et avec des cours particuliers
j'ai pu peaufiner les pièces du répertoires que je connaissais déjà et en
apprendre d'autres.
Plus précisément, chaque cours durait une heure. Il y avait d'abord
l'apprentissage des positions de base, des exercices dans les deux
positions principales (le tribhang et le chowk)...
Qu'est-ce que le chowk?
Le chowk, c'est comme un carré, une position symétrique qui fait
référence à Jagannath, avec les bras sur le côté. Les jambes en dehors, le
bassin est ouvert, avec un pied d'écart entre les deux pieds.
Les pieds sont en seconde, si j'ose dire?
Oui ! Le centre de gravité est assez bas.
C'est une position plus
ouverte que celle du bharatanatyam. Lors de leur première
année d'apprentissage, les élèves apprennent dix
exercices dans ces positions de base. Ensuite, en deuxième
année, on
attaque le répertoire, avec des pièces de danse pure,
puis des pièces de
danse expressive. Chaque groupe suivant son propre cursus, j'ai pu
apprendre différentes
pièces en même temps et ainsi bénéficier
d'un apprentissage accéléré.
C'était un enseignement très cadré, avec des examens écrits et pratiques
permettant d'obtenir des diplômes.
Est-ce qu'il y avait plusieurs professeurs dans cette école?
Oui, en général, c'étaient des élèves de Madhavi qui enseignaient aux plus
jeunes. Elle intervenait sur la dernière heure avec les élèves de sa
compagnie, pour des pièces narratives et expressives (Abhinaya) ;
c'étaient vraiment des moments privilégiés.
Est-ce que sa troupe présente des pièces de groupes ou plutôt
des suites de solos?
Elle avait un lien extrêmement fort avec Kelucharan Mohapatra. Elle a
participé à des récitals et des tournées qui réunissaient trois
générations de danseurs : Kelucharan Mohapatra, Madhavi Mudgal, Arushi
Mudgal (sa nièce). Elle a une formation en architecture et elle a ainsi
travaillé sur des pièces de groupes, beaucoup de créations qui l'associent
à son frère Madhup Mudgal qui est chanteur. Elle utilise beaucoup de jeux
de rythmes, de symétries, des déplacements en ligne, des figures et jeux
dans l'espace.
Communiquiez-vous avec elle en anglais, ou avez-vous appris le
hindi?
Étant donné que mes cours de danse se déroulaient l'après-midi, je
prenais des cours de hindi le matin, parce que c'était l'occasion de
vraiment entrer dans cette culture indienne. À dix-huit ans, cela
correspondait aussi à un besoin, une recherche, une volonté de m'intégrer
et d'être acceptée. C'était difficile parce que Madhavi Mudgal est assez
méfiante vis à vis des étrangers.
En Inde, en tant qu'occidentale, il est souvent difficile de
communiquer en hindi. Mes amis à Delhi me parlent anglais. Quand je leur
parle en hindi, ils me répondent en anglais, parce qu'ils sont configurés
pour me parler dans cette langue.
Cependant, pendant les cours de danse, les indications étaient souvent
données en hindi, mais avec un vocabulaire technique assez basique...
Comme «ek-do-tin» plutôt que «un-deux-trois»...?
Oui, j'ai essayé d'approfondir ma pratique du hindi, mais avec Madhavi,
les cours étaient plutôt en anglais.Après
mon retour, j'ai suivi une formation à l'INALCO (Institut
NAtional des Langues et Civilisations Orientales, communément
appelé Langues O') où
j'ai obtenu un diplôme de hindi et un master d'ourdou.
Depuis la réforme du style au cours du XXème siècle, la
figure tutélaire de Kelucharan Mohapatra règne sur le style odissi. À
l'intérieur de ce style, comment décririez-vous votre rapport et celui de
votre guru à la tradition ? Faut-il élargir le répertoire ? Utiliser de
nouvelles compositions musicales ? Traiter d'autres thèmes
narratifs ?
C'est une question délicate parce qu'effectivement beaucoup de danseuses
se revendiquent de Kelucharan Mohapatra. Pour avoir travaillé avec Madhavi
Mudgal, je sais qu'elle a une grande inventivité. Je crois que tant que la
technique et les bases sont là, on ne prend pas forcément de risque à
tenter certaines expérimentations. Je pense qu'il est toujours positif de
prendre certaines initiatives. La question de développer de nouveaux thèmes
m'intéresse ou même de créer une certaine modernité. On peut ainsi imaginer
introduire des «néologismes», de nouveaux mudras (positions des mains)
si on veut exprimer autre chose dans la danse. Je suis assez positive par
rapport à cela. Je suis souvent intéressée quand d'autres danseuses
proposent des projets différents. Je pense que cela ne peut pas faire de
mal au style qui est reconnu et dont on connaît les bases et la pureté.
Certains conçoivent le disciple comme celui qui ne va que
reproduire ce que lui a enseigné le guru. Pourtant, dans la musique dhrupad
que je pratique à un petit niveau, je peux observer que les disciples les
plus éminents d'Ustad Zia Fariduddin Dagar ont chacun leur personnalité. On
reconnaît qu'ils appartiennent à la même lignée et pourtant chacun apporte
ses propres innovations...
Par exemple, mon professeur Shankar Behera possède une grande fluidité
du buste, une grande élasticité. Parfois, les mudras ne sont pas très
nets : il fallait parfois lui demander des précisions, alors qu'au
contraire Madhavi Mudgal (qui est aussi disciple de Kelucharan Mohapatra et
qui venant du bharatanatyam en connaît la rigueur) est très précise dans
ses mudras. Moi-même je me questionne. En revoyant des pièces du répertoire
avec Madhavi Mudgal et ses élèves avancées pour m'accorder à son style et
m'intégrer dans cette lignée, j'ai parfois eu envie de les conserver telles
que je les avais apprises la première fois. Malgré tout, elles ont elles-mêmes
renoncé à corriger certaines habitudes que j'avais et elles ont respecté le
fait que j'avais pu travailler plusieurs années avec un autre professeur et
que cela pouvait aussi constituer une identité.
Quelle liberté un interprète peut-il ou doit-il s'accorder par
rapport à une version de référence d'une pièce du répertoire?
Je n'ai jamais rencontré Kelucharan Mohapatra. Il est décédé l'année où
il devait venir en France malheureusement, mais on m'a toujours dit qu'il
disait qu'il fallait apprendre la technique et l'oublier tout de suite
après pour donner sa propre interprétation. Par exemple, je sais que sur
certaines pièces du répertoire Madhavi peut prendre quelques libertés, avec
l'Abhinaya notamment. C'est difficile, parce que lorsqu'on revient
en France et que l'on veut partager ou transmettre ces pièces, on se dit
qu'il faudrait absolument les transmettre telles quelles alors que
finalement on pourrait avoir une certaine légitimité à
proposer autre chose. Ce n'est pas forcément trahir que de suggérer ou de
proposer autre chose. Je pense que même si on n'est pas de culture
indienne, on peut se faire confiance et oser proposer, surtout s'il y a des
allers-retours réguliers avec l'Inde. C'est un discours que je tiens depuis
peu. En Inde, à l'école Gandharva Mahavidyalaya, on avait vraiment
une certaine responsabilité dans l'apprentissage de la danse odissi : il ne
fallait pas déborder. C'est avec un peu de recul et de maturité que j'ai
suivi cette évolution depuis mon séjour de deux ans entre 2005 et 2007.
Dans le style bharatanatyam (le style classique le plus connu de
l'Inde), un récital est le plus souvent composé d'une suite de pièces
possédant une structure assez précise appelée Margam (par
exemple : Alarippu, Jatiswaram, Kautukam,
Shabdam, Varnam, Padam, Tillana). Les
récitals d'odissi sont-ils structurés autour d'un tel schéma?
Oui, traditionnellement, un récital pourrait avoir la structure
suivante : Mangalacharan, Pallavi, Batu,
Ashtapadi, Oriya song, Moksha. La pièce d'ouverture Mangalacharan évoque une divinité comme
Ganesh, Saraswati, Krishna ou Jagannath. Elle comporte une introduction
rythmique de danse pure, l'évocation proprement dite de la divinité et une
conclusion rythmique.
Ensuite, les Pallavi (mot signifiant « élaboration » ou
« développement ») sont des pièces de danse pure qui ont une couleur
particulière en fonction du râga qui est choisi (le râga correspond plus ou
moins à la notion de mode musical). Elles peuvent avoir une petite partie
expressive, mais ce sont essentiellement des pièces de danse pure.
Kelucharan Mohapatra a composé plusieurs Pallavi entre les années
1950 et 1990. D'autres danseurs continuent de composer des Pallavi
en reproduisant le même schéma musical, avec un rythme qui monte en
intensité et des déplacements géométriques.
Le Pallavi est-il comparable à l'Alarippu du
bharatanatyam, que l'on peut voir comme une mise en mouvement progressive
du corps de la danseuse (en commençant par le haut du corps). Le mouvement
s'accélère et met en valeur une certaine géométrie. Cette pièce de danse
pure est accompagnée de syllabes rythmiques, non?
Oui, les Pallavi suivent un schéma semblable. Ensuite, on a une pièce-maîtresse intitulée Batu en référence à
Shiva. On considère qu'une danseuse a acquis un niveau suffisant à partir
du moment où elle maîtrise cette pièce. On commence par présenter
l'orchestre de l'odissi (avec des pas présentant le tambour pakhawaj, les
cymbales, le sitar, etc.). Ensuite, on représente la mise en beauté de la
danseuse, puis la danse elle-même. Il s'agit en quelque sorte d'une
présentation de la danse odissi, de son contexte musical et de la
préparation de la danseuse. Cela symbolise la danse odissi. Actuellement,
comme cette pièce Batu ne comporte pas d'originalité, elle n'est
plus présentée dans les récitals canoniques. On demandera plutôt à des
élèves de la danser pour évaluer leur niveau.
On a bien sûr les Abhinaya (pièces expressives et
narratives). Il s'agit notamment des Ashtapadi, des chansons en
sanskrit extraites de la Gîta-Govinda de Jayadeva (XIIe
siècle), et des Oriya songs, des chansons en langue oriya de
différents poètes qui reprennent le thème de Krishna jouant de façon
amusante avec les gopis (les bouvières du village de Vrindavan). Comme dans
d'autres styles, on entend parfois dire que pour interpréter correctement
le style odissi, il faudrait avoir du sang oriya. Les danseurs cherchant
une certaine authenticité essayent de se rattacher à l'héritage de ces
chansons oriya. Madhavi y était très attachée. Ces chansons oriya étaient
mises à l'honneur dans son école alors qu'avec mon premier professeur je
n'avais jamais eu l'occasion d'en travailler. La pièce finale est Moksha. De même que pour les
Mangalacharan, cette pièce est dédiée à une divinité. La
principale est ici Devi, la Déesse.
En odissi, les pièces mettant le plus en valeur les qualités
expressives et narratives (Abhinaya) de l'interprète
peuvent-elles comporter des passages de danse pure? Autrement dit, la
musique des pièces d'Abhinaya repose-t-elle uniquement sur le
texte d'un poème, ou peut-elle comporter aussi des onomatopées
rythmiques?
Dans les Ashtapadi, on peut avoir de courtes séquences
rythmiques qui vont par exemple illustrer les jeux de Krishna avec les
gopis. Cela peut aussi être une partie de dandiya (jeu utilisant des
bâtons). Dans ces brèves séquences, le texte s'efface pour laisser place
aux onomatopées.
2. L'Ashtapadi Yahi Madhava
Au cours du festival Mouvements émouvants qui réunira
des danseurs de divers styles classiques, vous allez interpréter Yahi
Madhava, le dix-septième Ashtapadi (poème à huit vers)
extrait du Gîta-Govinda du poète sanskrit Jayadeva
(XIIème siècle). Pourriez-vous décrire le contexte narratif de ce
poème?
Cette pièce met en scène deux personnages : Krishna (qui est la figure
de la Gîta-Govinda) et Râdhâ, la favorite, qui l'attend. La pièce
est structurée en deux parties. Dans la première partie, le texte est
absent. C'est le soir. Râdhâ se prépare et attend Krishna qui a promis de
venir. Progressivement, l'inquiétude de Râdhâ monte. Elle se rend compte
que la nuit avance. Elle entend le premier chant de l'oiseau du matin et,
déçue, elle s'endort jusqu'à ce que Krishna la rejoigne. Le texte se fait
alors entendre. Krishna arrive en portant sur son corps les traces d'une
nuit agitée. Râdhâ va s'en rendre compte progressivement et le lui
reprocher. Ce qui est intéressant pour cette pièce que Kelucharan Mohapatra
a chorégraphiée en 1961, c'est que c'est un des premiers Ashtapadi
qu'il a composé et qu'il a élaboré une réponse de Krishna aux reproches de
Râdhâ. Cela s'inscrit dans l'idée de l'élaboration qui fait partie des
principes des danses indiennes : un vers peut être répété un grand nombre
de fois et plusieurs significations peuvent alors être transmises par la
danse.
Râdhâ commence par lui reprocher ses yeux rougis, ses paupières lourdes.
Krishna est visiblement fatigué. Elle lui dit de s'en aller et de rejoindre
celle avec qui il a passé le reste de son temps. Enfin, elle se rend compte
que ses lèvres sont noircies pour avoir embrassé les yeux fardés d'une
autre. La réponse intéressante qu'a proposé Kelucharan Mohapatra qui donne
la parole à Krishna est de dire «Non, non, ce que tu me reproches n'est
pas exact : je me suis arrêté en chemin et j'ai dégusté des baies qui ont
noirci mes lèvres». Ensuite, elle lui reproche les marques des ongles
qu'a laissées sa rivale et Krishna répond : «Non, en chemin, j'ai
souhaité cueillir une fleur pour décorer ton chignon, mais la fleur étant
difficile d'accès, les épines m'ont blessé».
La pièce n'utilise que les trois premières strophes de l'Ashtapadi qui
en compte huit. À l'origine, Kelucharan Mohapatra avait chorégraphié une
autre strophe, mais la version que j'ai apprise avec Madhavi Mudgal
s'arrête là. Râdhâ finit fâchée.
En me plongeant dans le texte et ses différentes éditions pour
préparer cet entretion, j'ai fait une «découverte» étonnante. Dans ce
poème qui se trouve au début du chant VIII, Râdhâ semble jalouse d'une
rivale. Pourtant, dans certaines éditions du Gîta-Govinda, à la
toute fin du chant VII, on peut lire le stupéfiant vers suivant : «Au
matin, voici avec une tunique foncée sur la poitrine, Krishna, et dans son
vêtement jaune, Râdhâ. À cette vue, surprise, la ribambelle d'amies rit à
cœur joie. Honteux, il tourne la frange de ses prunelles mobiles sur la
figure de Râdhâ ; que le visage doux, souriant du Fils de Nanda donne au
monde sa béatitude!» (j'aurais aimé citer la merveilleuse traduction de
Jean Varenne, mais ce vers y est omis ; il s'agit ici de la traduction de
Gaston Courtillier). Si on suit ces éditions, Krishna et Râdhâ se
réveillent chacun dans les habits de l'autre, ce qui donne un regard très
différent sur l'Ashtapadi Yahi Madhava qui suit ! Est-ce que les
deux lectures sont compatibles avec la chorégraphie que vous allez
représenter?
La pièce ne m'a pas été transmise avec cet éclairage-là. C'est une pièce
que j'ai décidé de danser parce que je l'ai apprise directement avec
Madhavi. Ces moments-là étaient rares et privilégiés, donc je suis heureuse
d'avoir pu l'apprendre directement d'elle. Finalement, en Inde, quand le
guru transmet une pièce, l'approche peut être parfois un peu simpliste. Le
tableau de Râdhâ jalouse a été brossé sommairement et on s'en est tenu à
cela. Ce sur quoi elle insistait davantage, c'étaient les variations dans
l'expression : la jalousie, la douleur, le fait de conserver malgré tout
une certaine fierté. Je peux difficilement vous répondre, mais c'est
intéressant parce que cela me questionne ! Il faudra que j'y rejette un
coup d'œil.
L'approche que l'on peut avoir sur la danse, de retour en France, en
consultant les textes de référence, c'est quelque chose qui m'a manqué dans
mon apprentissage. Même rythmiquement, on n'a jamais pris le temps de me
dire « Assieds-toi et on va noter... ». Il s'agissait d'une approche
très physique, un peu à la tzigane, ce qui est intéressant aussi.
La composition musicale est-elle réglée sur Tivratal (un cycle
rythmique à 7 temps, homologue dans la musique du Nord de l'Inde de Misra
Chapu Tala utilisé dans la musique carnatique (Sud de l'Inde) et que l'on
peut décrire dans le solfège occidental comme un 7/8 dans lequel 7 se
décompose en 7=3+2+2.)?
Oui, c'est un cycle rythmique à sept temps. En comptant les
subdivisions, le percussionniste jouant du pakhawaj parle de quatorze temps
et utilise le nom de «Yati Tala».
« Yati Tala » est effectivement le nom du cycle
rythmique qui est indiqué dans certaines éditions du Gîta-Govinda
pour cet Ashtapadi. Le nom du râga (ou mode musical) qui est indiqué est
Bhairavi qui est aussi le nom du râga de la composition musicale que vous
utiliserez et qui sera interprétée en direct par des musiciens. Quelle sera
la composition de votre orchestre?
La chanteuse Kakoli Sengupta sera accompagnée par le percussionniste
Alexis Weigerber et le sitariste Denis Teste.
3. Le festival “Mouvements émouvants”
Les pièces narratives des danses classiques indiennes utilisent
une gestuelle très élaborée. Les spectateurs indiens peuvent aisément
saisir au moins les grandes lignes des épisodes narratifs parce qu'ils
appartiennent à leur culture. Les détails plus subtils demandent une
certaine habitude avec les gestes appartenant à la tradition
d'interprétation de ce style de danse, qu'ils furent ou non codifiés dans
les traités anciens (Nâtyashâstra, Abhinaya Darpana).
Cependant, plus le texte est poétique, plus la difficulté est grande pour
le spectateur de saisir les nuances de la narration, et c'est encore plus
difficile si le texte n'est pas prononcé comme cela sera par exemple le cas
dans la pièce Yahi Madhava pour les réponses qu'apportera Krishna.
Est-ce que néanmoins vous gardez l'espoir que le public puisse comprendre
ce que vous exprimez, non seulement dans les grandes lignes, mais aussi
plus en profondeur?
C'est tout l'objet du festival, d'essayer de trouver les moyens de
donner au public un peu plus d'outils pour mieux comprendre ces danses,
notamment par la conférence qui précédera le spectacle. Ce qui se fait
régulièrement, c'est de donner la traduction des vers pour que le public
soit informé du texte ou même de venir sur scène pour les mimer. Même si
cela peut présenter un côté répétitif, je pense que cela permet au public
de mieux apprécier le spectacle. C'est ce que j'ai prévu pour la pièce
Yahi Madhava.
Pour le festival, on s'était posé la question de faire une conférence
dansée ou bien un spectacle. Il m'a semblé plus intéressant de proposer un
spectacle. Cela sera peut-être à revoir pour une prochaine édition. L'idée
est néanmoins d'essayer de donner des clefs au public pour l'aider à
comprendre ces danses.
Plus spécifiquement, quand le texte se fait très poétique, n'y
a-t-il pas une difficulté irréductible pour la compréhension du public?
Par exemple, quand on voit l'interprète utiliser un geste représentant une
fleur, si on ne connaît pas le texte, il n'est pas toujours évident de
savoir si une fleur est véritablement présente ou s'il s'agit plutôt d'une
comparaison poétique d'une partie du corps avec une fleur?
C'est la principale difficulté quand on présente des danses classiques
indiennes ici. En Inde, même quand le public ne connaît pas les styles de
danses, la proximité des langues courantes avec le sanskrit permet de
comprendre des gestes que l'on n'aurait pas saisi autrement. On pourrait se
poser la question du surtitrage, pourquoi pas, même si cela pourrait
détourner l'attention. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai choisi
pour ce festival le thème du sentiment amoureux (Shringara rasa)
parce que cela me paraît relativement facile à transmettre. Pour les
aspects plus techniques, il faut accepter que tous les détails ne soient
pas saisis et que l'on puisse malgré tout être ému par ces danses...
En Inde, il peut arriver qu'un festival présente au cours d'une
même journée deux voire trois styles de danses ; comment vous-est venue
cette idée extravagante de réunir à Paris pas moins de six styles
(bharatanatyam, kathak, kuchipudi, manipuri, odissi, sattriya) parmi les
huit reconnus comme classiques par la Sangeet Natak Akademi?
Il y a plusieurs lignes directrices. Personnellement, il y avait l'idée
de se retrouver avec d'autres danseurs parce que chacun peut se sentir un
peu isolé dans son apprentissage et il est bien de construire un terrain où
on peut se retrouver, échanger et apprendre entre interprètes installés en
France et ayant eu chacun accès un certain niveau de connaisance dans son
style.
À l'heure où le Bollywood a un peu tendance à tout uniformiser, on ne
s'y retrouve pas forcément entre danses classiques et danses folkloriques
indiennes. Il me paraissait intéressant de rappeler toute la diversité,
la qualité des danses classiques indiennes et leur profondeur symbolique,
historique et esthétique. C'est pour cela qu'il y a une approche
universitaire avec la conférence de Tiziana Leucci. Pour la seconde
édition, j'aimerais associer des doctorants qui en France travaillent sur
les danses indiennes.
Il m'a semblé intéressant de lancer l'idée et de la réaliser, sans
attendre que l'on vienne me solliciter. J'ai eu la chance d'être en contact
avec des danseuses (et un danseur !) qui étaient partantes et ouvertes au
projet. Cela venait aussi des questionnements de mes propres élèves qui me
demandaient quelles étaient exactement les différences entre les styles. En
réunissant suffisamment d'artistes, on permettra à diverses personnes de
trouver des réponses à leurs questions.
Par rapport à la dynamique que l'on peut voir
à Londres où il y a une
réflexion et un bouillonnement sur ces questions, Paris peut
sembler plus
pauvre de ce point de vue. On a néanmoins la chance d'avoir
à Paris le
Musée Guimet et le Centre Mandapa qui invitent de grands
artistes. En France,
il y a aussi un problème de communication, donc je crois qu'il
faut aussi
oser se saisir des voix de communications qui ne sont pas beaucoup
investies par ce milieu, comme les réseaux sociaux. J'ai
été rassurée quand le projet a été
validé par l'Ambassade de
l'Inde.
De même que les cinq autres interprètes du récital du samedi 28
mars, vous animerez le lendemain un stage d'initiation. Pourriez-vous
présenter votre conception de l'enseignement de la danse
odissi ?
Ma conception a changé avec le temps. Quand je suis rentré d'Inde en
2007, j'ai commencé à donner quelques cours d'initiation à la danse odissi
et j'ai été confrontée comme d'autres professeurs à des élèves qui étaient
intéressées par la danse Bollywood et qui ne souhaitaient pas s'engager
dans un apprentissage comme on peut le faire en Inde. Les gens n'ont pas
forcément conscience que cela peut faire mal, que cela peut faire
transpirer, bref, de l'implication physique d'une telle danse. J'ai passé
une année à m'y ajuster, à accepter que les gens puissent avoir un intérêt
intermittent ou léger pour la danse et à me dire que je pouvais essayer de
les satisfaire et d'encourager cet intérêt qui pourrait se transformer en
passion. Mon approche est maintenant plus souple.
Il n'est pas non plus évident de savoir comment présenter ce style de
danse. Pour mes examens à Delhi, on me faisait apprendre que c'était une
danse extrêmement ancienne, qu'elle avait deux mille ans, que c'était la
plus ancienne, qu'elle était sacrée, etc. Est-ce qu'il faut la présenter
comme cela, ou être plus objectif et dire qu'elle a été extrêmement
reconstruite? Est-ce qu'on s'inscrit dans un orientalisme de découverte?
Je pense qu'il faut trouver un juste milieu, parce qu'il faut respecter que
certaines personnes aient une approche par ce biais-là. J'essaie néanmoins
de conserver une certaine rigueur, de rester fidèle aux bases et de ne pas
transformer le style.
La danse odissi est particulièrement féminine. Est-ce que vous
avez néanmoins quelques hommes parmi vos élèves?
Non, aucun... Je ne pense pas que ce soit lié à une conscience du fait
que ce style est plus féminin, parce que les gens ne le connaissent pas
suffisamment en France.
Conseillez-vous à vos élèves de se familiariser aussi par
elles-mêmes à la culture indienne?
Oui, cela me paraît essentiel pour qu'elles aient une meilleure
compréhension globale, par des lectures ou ne serait-ce que par le cinéma
populaire. Pour la danse, d'un point de vue technique, il y a le livre de Tara
Michaël, La symbolique des gestes des mains. Malheureusement, il
n'est plus édité... Pour la Gîta-Govinda, j'utilise l'édition en langue anglaise de
Barbara Stoler Miller.
Les mathématiciens se disent parfois entre eux que la meilleure
façon de comprendre véritablement quelque chose est d'avoir à l'enseigner.
Est-ce que cela correspond à votre expérience avec l'odissi?
Oui, c'est quelque chose qui était d'ailleurs encouragé au sein de
l'école Gandharva Mahavidyalaya. J'ai parfois été sollicitée pour enseigner
aux toutes petites quand le professeur était en retard. J'étais très
impressionnée, mais cela se faisait de manière assez naturelle.
J'ai une élève avancée à qui j'enseigne des pièces du répertoire pour la
première fois et c'est à chaque fois une vraie remise en question parce que
je me suis rendu compte que lorsqu'on me les avait enseignées, on n'avait
pas vu un certain nombre de détails. Il m'arrive de décrocher mon téléphone
pour demander des précisions à mes gurus Shankar Behera et Madhavi Mudgal.
De toute manière, on n'a jamais fini d'apprendre...