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entretiens
Brigitte Lefèvre, Directrice du Festival de danse de Cannes

25 décembre 2015 : Brigitte Lefèvre, l'après - Opéra de Paris


Après vingt ans passés à la direction du Ballet de l'Opéra de Paris, Brigitte Lefèvre n'en a pas encore fini avec l'art chorégraphique, loin s'en faut. Alors qu'elle venait à peine de quitter son bureau du Palais Garnier, elle s'est vu proposer la direction du Festival de danse de Cannes, dont elle présidera aux destinées jusqu'en 2017. Et ses projets ne s'arrêtent pas là... Avec une simplicité désarmante, Birgitte Lefèvre nous accordé une longue interview, qui s'est déroulée sous la forme d'une conversation à bâtons rompus d'une heure trente dans une grande brasserie de la capitale. Le but de cette rencontre : découvrir ce qu'a été, ce qu'est pour Brigitte Lefèvre, l'«après-Opéra de Paris», de sa soirée d'adieux le 4 octobre 2014 à sa prochaine apparition - début janvier 2016 - à la télévision russe, dans une émission consacrée à la danse classique et traitée sous la forme d'un «concours» où les plus grands artistes, venus, pour certains, du Bolchoï ou du Mariinsky, se soumettent à l'appréciation d'un jury dont elle faisait partie.





Nous allons surtout nous intéresser à l'après Opéra de Paris, si vous le voulez bien. Revenons donc sur votre soirée d'adieux. Qu'est-ce qu'on ressent un tel jour? La satisfaction du devoir accompli, on appréhende la suite, ou aviez-vous déjà des projets plein la tête, et c'était presque le signal d'un nouveau départ?


Je crois, même si cela va paraître sentimental, c'était un moment extrêmement heureux. Vous savez, dans la vie, les premières fois et les dernières fois sont émouvantes. Là, comme je savais que ce serait la dernière fois que je pourrais être sur le plateau, je suis restée dans les coulisses durant tout le spectacle, avec les danseurs. Je ne pouvais pas être ailleurs que sur le plateau que j'avais découvert pour la première fois en tant que jeune danseuse. Je devais être sur le plateau pour croiser les techniciens, les habilleuses, tous ceux qui participent à un spectacle. J'étais tellement heureuse d'être sur ce plateau, qui est le lieu central où tout se passe – même s'il faut passer par beaucoup d'autres choses avant que le spectacle puisse s'y dérouler. 

Je me souviens des regards qui se portaient sur moi, en particulier celui d'Hervé Moreau, celui de Laetitia Pujol. Tous avaient un regard particulier. Lors du défilé du ballet, je me tenais dans les coulisses côté jardin, et tous ceux qui arrivaient par ce côté-là me regardaient avec une complicité affectueuse. C'est un moment que j'ai vécu comme étant privilégié, et après, quand Benjamin Pech est venu me chercher pour me conduire sur scène, il y a eu l'accueil du public. Je n'en revenais pas. J'ai senti une sorte d'élan d'amour vers le Ballet de l'Opéra, vraiment, et aussi d'une certaine façon vers celle qui l'avait dirigé avec passion durant vingt ans. J'ai été tellement touchée quand les élèves de l'école de danse sont arrivés et m'ont fait un cadeau, une souris habillée en ballerine! J'avais souhaité aussi que la fête se prolonge avec un DJ, les gens ont dansé – de manière différente! – jusqu'à quatre heures du matin, c'était vraiment la fête et c'est ce que j'avais souhaité. Mais le lendemain, il fallait que je me lève tôt, parce que je commençais les répétitions pour ma première mise en scène, avec Clément Hervieu-Léger, autour du Journal de Nijinsky. Donc j'ai immédiatement été occupée par un nouveau projet artistique. Ce que je voulais faire avec mes compagnons de route, Clément Hervieu-Léger, Daniel Sanpedro et Jean-Christophe Guerri, était très clair dans ma tête. J'ai tout de suite été inspirée par le désir de mettre en espace – car n'est pas une chorégraphie, c'est vraiment une «mise en espace» –, ce texte incroyable. Quand je rentrais le soir, comme j'étais dans un état de grande sensibilité face à ce texte, je repensais à ce que disait Nijinsky, à ces phrases qui peuvent sembler parfois incohérentes, mais qui sont aussi bouleversantes.


Brigitte Lefèvre


Est-ce que, ce dernier soir, au Palais Garnier, vous avez ressenti un changement d'attitude des danseurs envers vous, à partir du moment où vous n'étiez plus celle qui doit aussi exercer l'autorité – certes bienveillante – et parfois prendre des décisions pas agréables, faire des arbitrages?


J'espère que je n'ai pas pris des décisions trop désagréables. Je pense avoir fait beaucoup pour eux, peut-être avec discrétion, mais les danseurs le savent. Il y a même des domaines de l'ordre de l'intime, où je suis intervenue pour les soutenir, quand certains traversaient des difficultés tant sur un plan professionnel que personnel. On a beaucoup travaillé sur la reconversion, sur l'accompagnement, avec des jeunes chorégraphes, avec des danseurs. La fierté que j'avais, c'était de savoir que la troupe de l'Opéra de Paris, c'était 154 personnes, de la très jeune ballerine qui arrive et qui attend tout, au danseur plus «mature», qui se dirige progressivement vers la fin de sa carrière. J'ai fait en sorte que pour chaque étoile qui partait, il y ait une véritable fête. J'ai notamment eu le plaisir d'organiser avec Aurélie Dupont, sur Manon. Aurélie était une des premières étoiles que j'ai nommée avec Hugues Gall, et c'est une artiste pour qui j'ai eu une grande admiration. C'est avec plaisir que nous avons négocié avec France 3 la réalisation d'un film qui lui était consacré.


C'est donc vous qui avez organisé les adieux d'Aurélie Dupont?


Oui, mais c'était normal compte-tenu du calendrier, ce genre de choses se prévoient très à l'avance. Je savais que c'était un rôle qu'elle appréciait tout particulièrement. J'ai eu le plaisir d'avoir des moments d'échange avec les étoiles et les danseurs du corps de ballet, qui relevaient presque de l'amitié, et cela pendant de nombreuses années. J'étais aussi heureuse de travailler avec des directeurs très différents, Hugues Gall, qui m'a nommée directrice de la danse, puis Gerard Mortier et Nicolas Joel. Le contexte a été plus tendu à partir du moment où j'ai fait connaître ma décision de m'en aller. Il était temps pour les danseurs de se projeter vers l'avenir, avec une évaluation, pour certains très critique, de qui avait été fait. Ce qui reste dans mon esprit, c'est tout ce travail que nous avons accompli ensemble durant des années, et cette dernière soirée où nous étions tous réunis, notamment avec l'école de danse. J'apprécie Elisabeth Platel, comme d'ailleurs j'estimais Claude Bessy et tous ceux qui travaillent dans cette école. Je suis moi-même une enfant de l'école de danse, et j'avais choisi le programme de cette soirée très symbolique pour le ballet. (Etudes - Harald Lander a été mon directeur quand j'étais à l'école de danse –, Aunis, avec les élèves de l'école de danse, Forsythe, avec deux pièces que je lui avais demandé de créer spécialement pour le ballet).


Brigitte Lefèvre


Tant que vous étiez directrice de la Danse à l'Opéra de Paris, on avait l'impression que vous mettiez surtout en avant vos fonctions «administratives», en occultant votre passé de danseuse, alors qu'aujourd'hui, dans les diverses interviews que vous avez accordées à la presse, c'est davantage sur ce passé-là que vous insistez. Pourquoi?


Je ne danse plus, mais je suis danseuse. Je ne sais pas si c'est bien ou mal d'être artiste, mais c'est ma vocation. Je pense que la danse doit être promue, et qu'il faut y consacrer toutes ses forces. C'est pour cela que j'ai été attentive aussi bien à l'élargissement du répertoire qu'au respect de nos traditions.

En revanche, même si je suis danseuse et pédagogue, je ne voyais pas pourquoi je serais allée donner des classes, alors qu'il y a d'excellents professeurs à l'Opéra. J'ai fait répéter moi-même énormément d'ouvrages lorsque j'étais ailleurs qu'à l'Opéra, dans ma compagnie notamment. J'y ai beaucoup fait répéter, j'y ai coaché, mais à l'Opéra, j'avais d’excellents maîtres de ballet, je n'allais pas me substituer à eux – ce qui ne m'empêchait pas, et pour les classes, et pour les répétitions, d'y aller, d'échanger avec les maîtres de ballets et les répétiteurs, de leur dire «tu pourrais peut-être aller dans cette direction» mais je m'adressais peu, en studio, directement aux danseurs. Le maître de ballet a ses propres responsabilités.

Si je suis chorégraphe, je ne me considérais pas comme une chorégraphe d'une importance suffisante pour me programmer! J'ai peut-être eu tort d'ailleurs, ce n'était pas si mal ce que je faisais [rires], mais en tout cas, je me suis consacrée à un métier, que l'on n’identifie pas toujours à sa juste valeur, qui est celui de directrice artistique, directrice de la danse à l'Opéra de Paris. Il ne s'agit pas de dire que ce qui se faisait avant moi n'était pas bien, ou de polémiquer au sujet de ce qui se passe maintenant ou de ce qui se passera plus tard. C'était ma façon d'agir. J'ai eu la chance d'avoir été à l'école de danse, d'être entrée dans la troupe de ballet, d'avoir pu la quitter riche de tout ce que j'y avais appris, pour fonder une compagnie, avec Jacques Garnier [le Théâtre du Silence, ndlr], ce qui m'a permis de savoir vraiment ce que c'est que de bâtir un projet artistique. On allait danser dans les écoles, dans les hôpitaux, sous des chapiteaux, dans des petits villages, et dans le même temps, on se produisait à New York, au Japon, dans des théâtres prestigieux.

J'ai toujours eu cet appétit du spectacle. La danse, c'est pour moi un art merveilleux. Je dois tout à la danse. J'avais vraiment cette sensation de pouvoir être au service de la danse, mais si je n'avais été moi-même une artiste, si je n'avais pas eu la fibre artistique, je n'aurais pas pu faire tout ce que j'ai fait, notamment quand on m'a demandé d'être déléguée à la danse au Ministère de la Culture. C'était vraiment une parole d'artiste que j'y faisais entendre.


Lorsque vous avez quitté l'Opéra, le projet «Nijinsky» était-il déjà en route? Et au-delà, aviez-vous déjà une vision à plus long terme? Jamais vous ne vous êtes dit : «J'ai eu une vie professionnelle bien remplie, maintenant je m'arrête et je me repose»?


Vous savez, là je rentre dans un domaine plus personnel – ça fait un peu bête de dire cela –, mais je ne m'ennuie jamais. Quand j'étais enfant, j'étais très timide, très introvertie, on dirait maintenant que je « méditais ». En fait, j'ai la sensation d'avoir toujours des idées en tête. Je suis une grande lectrice, j'aime aller dans les expositions, les musées, aller voir de la peinture, qu'elle soit moderne, contemporaine..., j'aime le concert, je suis présidente [du conseil d'administration] de l'Orchestre de Chambre de Paris, j'aime aller au théâtre, j'aime marcher, j'aime la nature. Rien qu'en raison de tout cela, je n'avais aucune inquiétude quant à la manière dont je pourrais continuer à vivre. Car c'est bien de cela qu'on parle, non? Je viens d'une famille d'artistes, ma mère, vous le savez, était pianiste. Le goût de la musique, c’est ma mère qui me l’a donné. Je me rappelle qu’elle m’emmenait voir les concerts des « musigrains » – vous êtes sans doute trop jeune pour avoir connu cela... Déjà, on y analysait les œuvres. Maman accompagnait parfois des artistes de variété… Elle m’a donné le goût de l’ouverture. J'ai la chance d'être en bonne santé, j'ai un mariage heureux, je suis grand-mère, j'ai quelques amis fidèles que j'ai depuis l'âge de douze ans. La seule inquiétude que j'ai eue, à un moment, c'est que comme j'ai beaucoup d'énergie, je me suis demandé comment j'allais employer cette énergie...Vous savez, la vie, c'est un peu l'art des rencontres. Je devrais vraiment dresser la liste de tous ceux qui m'ont accompagnée, qui m'ont aidée, qui m'ont encouragée, qui m'ont fait confiance.


Brigitte Lefèvre



Et le Festival de Cannes, comment cela s’est-il passé? La municipalité vous a contactée? On vous a dit quoi?


Eh bien oui, j’ai été contactée peu de temps avant de quitter l’Opéra, et j’ai eu carte blanche. Mais là, c’est très clair, je suis directrice artistique. Là, je ne m’occupe absolument pas de questions administratives. Je suis très sensible à l’engagement du Maire de Cannes, David Lisnard. Au Palais des Festivals, je dispose d’une équipe restreinte, mais formidable, avec qui j’ai eu beaucoup de plaisir à travailler. C’était le vingtième anniversaire du Festival. C’est une manifestation qui a existé grâce à l’impulsion de Rosella Hightower, une personnalité pour laquelle j’avais beaucoup d’admiration.


Vous aviez pu la rencontrer?


Oui, j’ai travaillé avec elle, j’ai pris des cours de danse avec elle. Je la connaissais. Je ne pourrais pas dire que c’était une grande amie, mais j’aimais son esprit d’ouverture,. Ensuite, le Festival a été dirigé par quelqu’un que j’aime beaucoup Yorgos Loukos, le directeur du Ballet de Lyon, qui a fait un travail remarquable, puis ça a été Frédéric Flamand…

Au début, le Festival avait lieu chaque année, puis il a été transformé en biennale. Moi j’aurais préféré, en tant que directrice, que cela reste annuel, mais « ils » ont préféré une biennale en souhaitant qu’il y ait une programmation chorégraphique tout au long de l’année. On peut le comprendre. Et j’ai accepté le poste de directrice en connaissance de cause.

Un directeur artistique est nommé pour deux biennales. Là j’ai préparé l’édition 2015, et je serai encore là pour celle de 2017. J’aimais bien l’idée que ce soit inscrit dans le temps, comme cela, et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai accepté.


On y retrouve des gens que vous appréciez, comme Yorgos Loukos…


Oui, bien sûr, Yorgos Loukos, qui a d’ailleurs dirigé ce festival pendant plusieurs années. Je voulais présenter le Ballet de Lyon, dont il est le directeur, et qui est une magnifique compagnie. Le programme qu’il m’a proposé me permettait de montrer trois pièces majeures de Kylián. Il y a 27’52’, qui est un chef-d’œuvre, Bella Figura – là j’ai eu une petite nostalgie du ballet de l’Opéra de Paris, on a été l’une des premières compagnies à qui Kylián avait accepté de transmettre cette pièce –, et Heart's Labyrinth, qu’il avait fait en hommage à l’une de ses danseuses du NDT qui était morte. C’est magnifique.

Pour ce vingtième anniversaire du Festival de danse, j’ai voulu aussi – sans trop céder à la mode quand même – organiser une sorte de «bal flash», avec la complicité d’Hervé Koubi, un ancien élève de l’école de danse Rosella Hightower, à Cannes. Cette manifestation a réuni toutes les écoles de danse des environs. Je voulais que les jeunes soient réunis, même amateurs. Il y a presque mille personnes qui sont venues, les élèves, les parents. On a repris quelques extraits de danses qui avaient été présentées dans des spectacles au cours du Festival. C’était vraiment sympathique. C’était à la fois ambitieux et bon enfant. Il faisait un temps merveilleux…

Je souhaitais ouvrir le Festival avec le Ballet de Corée, plus exactement la Compagnie Nationale de Danse de Corée, comme cela s’appelle maintenant. C’est une compagnie de danse traditionnelle qui s’est ouverte à la danse contemporaine, avec Tero Saarinen. C’est un chorégraphe tout à fait intéressant. Il y avait des musiciens sur scène, c’était impressionnant.

Il faut savoir que le Festival de danse de Cannes dispose de quatre lieux. Il y a la grande salle, dite Salle Louis Lumière, de plus de 2000 places, avec un immense plateau. Là, il y a eu le Ballet de Corée, le Ballet du Capitole de Toulouse – la compagnie de Kader Belarbi –, avec La Bête et la Belle, le Ballet National de Lyon. Il devait aussi y avoir l’école de danse de l’Opéra de Paris, mais la direction générale de l’Opéra a annulé au dernier moment. Le déplacement était sans doute difficile compte tenu des circonstances [les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, ndlr.].

La seconde salle est la salle Debussy, une belle salle, d’une jauge un peu inférieure. Nous y avons accueilli José Martinez et la Compañía Nacional de Danza. Il y a présenté la Carmen de Johan Inger, en clôture du festival. Cela a été un véritable triomphe et un vrai coup de cœur pour moi. Il y avait de très beaux danseurs, et on sent une compagnie bien dirigée.


Vous aviez déjà vu ce spectacle?


Oui, je l’avais vu en avril dernier à Madrid. C’était à l’époque encore à l’état de «work in progress». On sentait que ça allait devenir bien, mais depuis, il y a eu un énorme travail de fait. J’ai dit à José Martinez qu’on voyait qu’il y avait un bon directeur et il m’a répondu qu’il avait été «à bonne école»!

Il y a aussi eu deux chorégraphes que j’aime beaucoup, Eric Lamoureux et Héla Fattoumi, qui ont monté un ballet tout à fait intéressant, intitulé Waves, sur le thème de la mer, des vagues, c’était vraiment très sensoriel, avec un rockeur [Peter von Poehl], qui avait d’abord écrit une partition pour orchestre symphonique, et en a ensuite fait une version [celle présentée à Cannes, ndlr.] pour trois musiciens. C’est une sorte de rock très mélodique, c’était très beau, les danseurs aussi étaient formidables…


C’était le CCN de Franche-Comté?


Exactement. Il y a aussi eu cette fille incroyable qui s’appelle Deborah Colker – aussi une ouverture. C’est une chorégraphe brésilienne très célèbre dans son pays, moins connue en Europe même si elle est déjà venue sur le Vieux continent. C’est elle qui chorégraphiera la cérémonie d’ouverture des prochains Jeux Olympiques au Brésil. Elle est un peu «baroque-string», elle a une très belle danse, presque acrobatique, avec un dispositif scénique qui est comme un arbre immense où [les interprètes] s’agrippent… c’est à la limite du cirque. La pièce donnée à Cannes s’appelait Tatyana, «notre» Tatiana, en fait, sur le thème d’Eugène Onéguine, qu’elle a, à sa manière, très très bien traité.


Est-ce que pour cette édition 2015 – et pour l’édition 2017 à venir –, vous avez cherché à vous faire un peu plaisir, en programmant des gens que, pour diverses raisons, vous n’auriez pas pu programmer à l’Opéra de Paris, et que vous aviez tout de même envie de mettre en avant?


Si on dirige un festival, c’est pour ouvrir les regards et rassembler des artistes. A l’Opéra aussi, avec des œuvres qui pouvaient paraître plus ambitieuses, plus modernes, sans occulter le répertoire classique, j’avais envie de montrer au public comme la danse est diverse. C’est aussi ce que j’ai voulu montrer à Cannes, des esthétiques diverses.

Au Théâtre Croisette, qui est plus petit, nous avons présenté une pièce absolument magnifique de Christian Rizzo [ad noctum ndlr, avec le CCN de Montpellier]. Là, on est dans un autre esprit, avec deux danseurs sublimes, un spectacle d’une très grande beauté, très plastique. Il y a aussi eu Hervé Koubi, qui a fait un travail acclamé par le public [Les Nuits barbares ou Les premiers matins du monde, ndlr]. Il a réuni une dizaine de danseurs, ou plus exactement, une dizaine de «corps dansants», pour un spectacle qui est entre le hip-hop, la danse contemporaine, l’acrobatie, qu’il a découverte en Algérie. Il y avait aussi Josette Baiz, une fille formidable, avec une compagnie très jeune, cela a été un autre coup de cœur du Festival. Au Théâtre Licorne, on a eu deux artistes femmes que j’aime beaucoup, Michèle Noiret – que j’avais déjà invitée à l’Opéra de Paris, toute blonde, très intériorisée, et Catherine Diverrès, qui est dans un travail très singulier, très inspiré par la danse japonaise, avec un duo masculin. Et puis, un garçon qui s’appelle Daniel Linehan – je ne suis pas sûre que cela vous plairait – mais moi, j’ai adoré. Il est dans un esprit un peu dadaïste, avec des onomatopées. C’est un gars vraiment gonflé. Cela dure une heure vingt, c’est un peu long, je vous l’accorde, mais en même temps, cela s’installe dans la durée. Une fraction – quelques personnes – du public plus âgé a quitté la salle discrètement au cours de la représentation. Le public encore présent à la fin était beaucoup plus jeune, et a réservé un triomphe à Daniel Linehan. Je suis allée parler aux artistes, je leur ai demandé s’ils avaient des amis dans la salle, ils m’ont répondu «non, pas du tout», donc ça a vraiment touché les spectateurs.


De manière générale, quel a été l’accueil réservé par le public au Festival, étant donné que celui-ci a été précédé de peu par les événements dramatiques de Paris?


On a eu beaucoup de chance, malgré tout. D’abord, il y a eu ces intempéries, qui ont durement éprouvé Cannes – et c’est là que je me suis rendue compte de mon attachement pour cette ville, alors que je suis bretonne. Cela a évidemment beaucoup ralenti la location des places de spectacle. Et ensuite, il y a eu les répercussions de ce qui s’est passé à Paris. On a pris des mesures, le Palais des Festivals était très bien gardé! Et finalement, on m’a informé que, en dépit de tout cela – à quoi s’est ajoutée l’annulation de la venue de l’école de danse de l’Opéra de Paris –, j’avais – enfin que nous avons fait, je déteste le «je», même si c’est peut-être un tort – 20% d’entrées en plus par rapport à l’édition précédente. Cela montre qu’il y a eu un vrai élan d’intérêt pour ce Festival.

J’ai fait en sorte pour qu’il y ait le plus de relations possible entre les artistes, le public et moi-même. J’ai organisé des rencontres à la fin de quasiment chaque manifestation. Le public a vraiment participé, il y a des gens qui m’interpellaient dans la rue… Évidemment, ce n’était pas «tout» Cannes, mais il s’est créé une vraie proximité. Lors du petit discours – informel – de clôture, j’ai reconnu des personnes qui m’avaient abordée auparavant, pour me dire qu’elles avaient aimé ou pas tel ou tel spectacle. Je les ai remerciées : «parfois vous avez aimé, parfois vous avez été déroutés, mais vous avez été un public actif». Il y a eu, tout au long, un effet d’entraînement, et les gens ont eu envie de venir voir ce qui s’y passait. Il y a aussi eu une ambiance formidable entre les artistes, certains se connaissaient, d’autres non. Il y a eu de vrais échanges. Un festival, c’est aussi fait pour cela, c’était très chaleureux. Il y a aussi eu deux colloques, organisés par l’Université de Nice – des gens formidables. J’y ai rencontré des personnes qui m’ont vraiment beaucoup intéressée et avec qui j’ai de bons contacts. Avec l’université de Nice, le Centre National de la Danse et le Festival de danse de Cannes, on s’était mis d’accord pour que le thème soit  «tradition en mouvement» : comment la tradition peut-elle continuer à évoluer, sans être forcément iconoclaste, tout en restant à la découverte de nouveaux territoires? La tradition, c’est aussi ce que j’avais voulu montrer en faisant venir le Ballet de Corée, qui nous a fait des master-classes superbes. Il y avait d’ailleurs la femme de Yong Geol Kim [ancien danseur de l’Opéra National de Paris ndlr.]. Nous avons gardé d’excellentes relations avec lui, sa femme m’a apporté des cadeaux de sa part, c’était touchant.

Avec le Ministère de la Culture, j’ai souhaité organiser un second colloque, sur le thème de «la danse en compagnie», cette fois. Je m’interrogeais en effet sur le faible nombre de compagnies de danse existant actuellement [en France]. Parmi les invités il y avait Jean-Christophe Maillot, Eric Vu-An, Rachid Ouramdane – qui va maintenant aller au CCN de Grenoble –, Claude Brumachon, Ingrid Lorentzen, qui dirige le Ballet de Norvège… Nous voulions souligner la différence de rôle entre les CCN, davantage tournés vers la création, la recherche, et les compagnies plus traditionnelles, qui emploient un plus grand nombre de danseurs, et qu’il faut préserver, ne serait-ce que pour transmettre le répertoire – pas exclusivement le répertoire académique d’ailleurs. Lorsqu’un nouveau directeur arrive – regardez ce qui s’est passé à Marseille, il y avait 45 artistes, ils sont 30 maintenant –, on supprime des postes, et donc des possibilités artistiques. J’espère que cela sera entendu, il ne faut surtout pas faire en sorte qu’il y ait moins de danseurs dans ces ballets-là, cela a des répercussions sur l’art, la danse en général.


Brigitte Lefèvre


Abordons quelques sujets plus légers. Les médias russes ont évoqué votre candidature à la direction du Bolchoï. Cette information avait-elle un fondement?


Non. Depuis des années, j’ai de très bonnes relations avec le Bolchoï. Je trouve que c’est une compagnie qui nous ressemble – le Bolchoï, c’est comme l’Opéra de Paris, une institution en plein cœur de la capitale, 220 danseurs! J’aime beaucoup cette troupe. Déjà avec Hugues Gall, quand il dirigeait l’Opéra de Paris, j’y étais allée, on avait fondé des relations d’amitié et j’ai fait venir plusieurs fois le ballet du Bolchoï à l’Opéra de Paris. Quelles que que soient nos relations d’amitié, il n’a jamais été question pour moi de diriger le Bolchoï. Dernièrement, j’ai participé à un jury à la télévision russe, ça m’a beaucoup amusée d’être là [émission «Bolshoï Balet», qui doit être diffusée à la TV russe en janvier 2016, ndlr]. Mais je ne me serais pas vue à la direction du Bolchoï! Vous savez, je suis Française, profondément Française. Mais être Française, c’est aussi être ouverte. La France est un pays d’ouverture. Quand on parle du «style français», ce n’est pas un style franchouillard. Le style français, c’est cette capacité à accueillir – je l’ai fait, d’autres l’ont fait avant moi – les plus grands chorégraphes internationaux. Le style français, c’est notre école. C’est l’école de danse, qui sait magnifiquement préparer de jeunes artistes pour pouvoir affronter un large répertoire et de nouvelles créations.


Pour revenir à cette émission à la télévision russe, Bolshoï Balet – qui n’est pas liée directement au théâtre éponyme – c’est une sorte de divertissement, de jeu? Comment vous êtes-vous laissée embarquer là-dedans?


Ah, ce n’est pas un divertissement, c’est bien davantage. Je me suis renseignée auprès de mes amis au Théâtre du Bolchoï, qui m’ont dit que c’était intéressant Je m’y suis laissée «embarquer» parce cela permettait de mettre le ballet à la portée du plus grand nombre. Vous ne pouvez pas imaginer les milliers de gens qui regardent cela dans ce grand pays qu’est la Russie. Ce n’est pas «Danse avec les stars», qui relève plutôt du divertissement en effet. Là, ce sont de très beaux artistes qui acceptent de se présenter devant un jury, d’être critiqués, positivement ou négativement, et de présenter des extraits d’œuvres, des pas de deux… Je les trouve très courageux car ce sont des artistes de grand talent, solistes ou étoiles pour certains! C’est vraiment un gros investissement de leur part! Donc j’ai accepté, avec comme toujours une petite appréhension, mais ça a été très sympathique. Les membres du jury avaient du plaisir à être ensemble. J’ai été contente de retrouver entre autres Natalia Ossipova, Evguénia Obrazstsova et Ivan Vassiliev [y figure également, parmi les candidats, Kimin Kim, récemment invité à l'Opéra Bastille, ndlr.]. C’était très respectueux des danseurs, et fraternel.


Vous avez appris quelques mots de russe?


Non! Bolchoï… non je ne suis pas très douée pour les langues étrangères… c’est un de mes défauts.



Vous savez quand elle va être diffusée?


Non [début janvier, annonce faite entre temps par la TV russe, ndlr]. J’imagine déjà les commentaires que cela va susciter, car évidemment, on est obligé de critiquer, le jury doit s’exposer. En tous cas, nous avons été sincères, et j’en garde un souvenir très agréable.

Question plus personnelle : lorsque vous étiez directrice de la danse à l’Opéra de Paris, vous étiez relativement peu présente sur Internet et les réseaux sociaux. Avez-vous changé votre façon de voir les choses?


Oui, avant, mon problème n’était pas de me «médiatiser», en tant que directrice de la danse, je ne me voyais en tous cas pas «communiquer» de cette manière-là. J’avais peut-être tort. Maintenant, je suis plus libre. Tant que j’étais représentante de cette institution, avec tout le respect et la considération que je lui devais – même si j’ai fait en sorte qu’elle évolue –, je ne me voyais pas prendre la parole [sur les réseaux sociaux].

Maintenant, cela me plaît beaucoup, car cela m’a permis de retrouver des amis que je ne voyais plus depuis longtemps, à l’étranger notamment. Des danseurs aussi – ceux en activité à l’Opéra pas tellement, c’est un peu plus compliqué, ça passe plutôt par des «like» –, il s’agit surtout de danseurs qui ne sont plus à l’Opéra depuis longtemps, avec qui j’ai des relations grâce à Facebook. Je dois dire que j’ai un peu souffert des réseaux sociaux, en tant que directrice de la danse. Je voyais des informations erronées qui circulaient sans cependant pouvoir intervenir dans le débat, ce qui est toujours désagréable. Cela m’a rendue un peu réticente par rapport à ce type de média.


On sait que vous êtes déjà occupée à la préparation du Festival de danse de Cannes 2017, mais avez-vous également d’autres projets dans les cartons?


Oui, j’ai un autre projet, mais j’en suis encore aux prémices. Ce sera quelque chose qui sera à nouveau davantage dans l’univers théâtral. J’étais déjà très heureuse de voir que j’ai été capable de monter le spectacle inspiré des carnets de Nijinski, avec Clément Hervieu-Léger, j’ai demandé à Jean-Christophe Guerri [ancien danseur de l’Opéra National de Paris reconverti dans la production audiovisuelle, ndlr], j’ai eu un co-metteur en scène qui s’occupait en particulier du texte, mais nous étions très liés (Daniel San Pedro), c’était vraiment une co-mise-en-scène, car il était toujours à mes côtés. Le projet autour de Nijinski m’avait été proposé par Clément Hervieu-Léger. L’art des rencontres m’apporte énormément, mais le projet que j’ai en tête maintenant, ce sera plus personnel.





Brigitte Lefèvre-Meyer - Propos recueillis par Romain Feist

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Brigitte Lefèvre






Entretien réalisé le 30 novembre 2015 à Paris - Brigitte Lefèvre-Meyer © Dansomanie


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