Pour «Blessed Unrest», votre dernière exposition, vous collaborez avec Aurélien Dougé,
danseur et chorégraphe de l'Inkörper Company. Comment vous
êtes-vous rencontrés?
J'ai
rencontré Aurélien dans une soirée il y a trois ans, et nous avons
tout de suite accroché artistiquement. Depuis, on fait des images et
c'est une collaboration à part entière, car je m'investis autant
dans la danse que lui dans la photo.
Pourquoi avoir choisi ce titre?
Au
départ, «Blessed Unrest» est une expression de Martha Graham. En
anglais, «To
be blessed»
signifie «avoir la chance de» et «unrest»,
c'est le fait de ne pas se reposer ; une façon de dire que pour être
serein, il faut toujours être en mouvement, bouger.
Les photos semblent évoquer la «chute». En était-elle le fil
conducteur?
Oui,
mais surtout celui du rapport entre la fragilité du corps et la
matière brute. On ne voulait pas faire des photos de danse au sens
classique, on a fait des recherches, nous avons fait les photos de
façon très instinctive. Et la chute est arrivée de façon
récurrente.

Ce qui est frappant c’est que le visage du modèle est souvent
dissimulé. Vous qui accordiez une place prépondérante au portrait,
pourquoi ce changement?
Sur
cette série, je ne me suis pas positionné comme portraitiste, mais
comme photographe plasticien. Le visage est caché car on ne
travaille pas sur l’expression du visage — ni même celle du corps
d’ailleurs — mais sur le corps dans son ensemble, face aux
matières.
Votre travail différait-il donc sur cette série?
Totalement.
Souvent, lorsque je fais poser quelqu’un, j’ai envie que cette
personne soit belle. Or, pour cette série, la démarche a été
radicalement différente. Évidemment, le corps de danseur d’Aurélien
est très beau, mais les poses ne sont pas forcement esthétiques. On
n’a pas travaille sur la beauté du geste.
Peut-on dire que cette série marque un tournant dans votre parcours
de photographe ?
Non.
C’est une série à part, qui je pense va se prolonger dans le
temps. Peut-être que quand Aurélien aura cinquante ans, on fera
encore des photos! (rire)
De façon générale, comment choisissez-vous des personnes à
photographier? Qu’est-ce qui vous inspire?
D’abord,
c’est un échange. J’aurais du mal à photographier une personne
qui n’aurait pas envie
de travailler avec moi ou avec qui je n'aurais pas de contact! Je
suis sensible au charisme des gens et à l’énergie de la rencontre.

Tisser un lien avec le modèle est-il essentiel pour une séance
photo réussie?
Pas
forcément... en tout cas, c'est important que l'ambiance soit
agréable lors de la séance, pour avoir envie de recommencer. Quand
on travaille de façon récurrente avec les gens, on peut aller plus
loin. La première fois que j'ai rencontré Mathilde Froustey,
c'était une commande pour Vogue
Italia et
on a eu une entente artistique très forte. Depuis, je l’ai faite
poser avec des paillettes sur tout le corps ou avec de la farine dans
la figure (rire)!
Je me suis rendu compte que plus je lui en demandais et plus elle
était disponible.
Vous êtes devenu un des photographes officiels de l'Opéra de Paris.
Comment avez-vous commencé à collaborer avec cette institution?
Une amie
m'a amené à la répétition générale d'un ballet de Roland Petit. Je devais
avoir 26 ou 27 ans et ne connaissais pas du tout ce milieu. J'ai
surtout remarqué les danseurs du Corps de Ballet, très expressifs
et avec des corps sublimes. Dès le lendemain, je me suis dit qu'il
fallait créer un projet pour les faire poser. Je l'ai soumis à
Brigitte Lefèvre, qui l'a accepté et les photos ont été exposées
au ministère de la Culture. À partir de là, l'Opéra m'a demandé
de faire des essais sur des spectacles, et c'est comme ça que je
suis peu à peu rentré dans cette institution.
Pourquoi avoir voulu poursuivre avec cet art en particulier?
Dans la danse comme dans la photographie, on s'exprime
autrement que par la parole. La danse est un langage visuel,
c’est pourquoi les photos de danse sont si fortes.

La danse est l'art du mouvement. Comment parvenez-vous à le
capter à travers une photographie, c'est-à-dire un
instantané?
Je n'ai jamais cherché à capter le mouvement. Mon propos
a toujours été de figer l'instant, d'arrêter le
temps. Ça a quelque chose de magique et c'est pour ça que
je travaille beaucoup avec la gravité et l'apesanteur : les
sauts figés amènent une poésie.
Y
a t-il plusieurs prises pour arriver à la bonne photo?
En
général assez peu... si l’image de fonctionne pas au bout de
trois ou quatre sauts, alors il faut changer. Il faut rester dans une
énergie positive et ne pas tomber dans quelque chose de
laborieux. Après, il y a eu de bons accidents, comme cette photo que
l'on a faite avec François Alu et Léonore Baulac, sur une plage à
Carteret. La première fois, l'angle et le mouvement n'étaient pas
parfaits. On les a améliorés, j'ai changé ma lumière — car je ne
travaille pas en lumière naturelle, il y a toujours des lumières
additionnelles et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle je ne peux
pas déclencher en rafale — et le deuxième coup, c'était la bonne.

Laissez-vous une certaine liberté aux modèles lors d'une séance
photo ou arrivez-vous avec une idée précise?
Je
laisse une grande liberté aux artistes et je sens qu'eux me font
confiance aussi. C'est vraiment une collaboration. Au début des
séances, je viens avec un petit cahier sur lequel j'ai collé des
choses qui m'inspirent. Ça peut être du cinéma, des photos de
spectacles ou de la peinture. On part d’idées que j’ai eues, puis
on s’en détache pour aller chercher plus loin.
Dirigez-vous vos modèles à la manière d'un réalisateur, en
guidant leurs expressions?
Comme
je viens du portrait, la direction d'acteurs est importante. Souvent,
je leur demande même de sourire, pour éviter le cliché de la photo
sérieuse. Je veux que les visages soient beaux, expressifs.

Lorsqu'il y a un vrai décor, comme à l'Hôtel Raphaël pour la
série «Madame Bovary», cela invite encore plus à cette direction
d'acteurs. Comment s'est déroulée cette séance photo?
Pour
cette série, j'ai travaillé en collaboration avec Simon Valastro,
pour qui j'avais fait les photos de son ballet, La
Stratégie de l’Hippocampe.
À la suite de ça, on a réalisé cette série inspirée de ses
ballets, version cinématographique, en utilisant les danseurs comme
des acteurs, avec des décors et des costumes. Sur ce projet, on
était vraiment à deux. Simon travaillait plutôt sur le jeu
d'acteur et les mouvements et moi, sur la scénographie et la
lumière. J'aime beaucoup collaborer de cette façon. Et surtout, on
se rend compte à quel point les danseurs sont des comédiens. Dès
qu'elle a eu le costume et que l'on était en situation, Ludmila
Pagliero a immédiatement incarné Madame Bovary, alors même que je
ne lui demandais pas de danser.
Accordez-vous une grande place aux costumes?
J'ai
toujours été intéressé par les photos de mode (sans y comprendre
grand-chose), comme celles d'Annie Leibovitz. Par exemple, quelques
semaines avant une séance photo avec Eve Grinsztajn, j’ai
sollicité le corsetier François Tamarin, pour qu’il l’habille.
Quand je travaille, je cherche
toujours du stylisme, et c'est donc très important pour moi que les
modèles puissent être bien habillés.

Lorsque les danseurs esquissent des mouvements, ont-ils de la musique
lors de la séance photo ?
Parfois.
Mais comme il y a beaucoup de concentration, je veux qu'ils
m'entendent et que l'on puisse échanger dans le calme.
Si vous ne deviez garder qu'un souvenir d'une séance photo, quel
serait-il?
(Il
réfléchit) Le
souvenir le plus sympa c'est sans doute d'être allé en week-end à
Carteret avec Léonore et François et d'avoir fait ces photos, dont
«l'Envol», que j'aime beaucoup.
L'Opéra est très hiérarchisé. Mais, lorsque vous prenez des
photos, vous semblez accorder autant d'importance à une Étoile ou
un Coryphée...
C'est
vrai. Par exemple, Mickaël Lafon est Coryphée et je l'avais trouvé
sublime dans une chorégraphie de Sébastien Bertaud. Je lui ai alors
proposé de faire une séance photo et c’était le début d’une
belle collaboration. Parmi les Étoiles, j'ai photographié
Marie-Agnès Gillot et j'ai compris que la photogénie existait, car
toutes les photos étaient belles. Je suis donc très sensible au
charisme des personnes et c'est indépendant de leur grade.

Vous ne travaillez pas qu'avec les danseurs de l'Opéra de Paris…
Non,
j'ai fait une séance avec Roberto Bolle notamment, qui était venu
en tant que danseur invité sur l'Histoire
de Manon, pour
les adieux d'Aurélie Dupont. Nous avons été mis en rapport par un
ami danseur et on a fait des photos dans l'Opéra Garnier et sur les
toits. Je travaille aussi pour plusieurs théâtres, dont Mogador. Je
collabore donc avec des danseurs issus de comédies musicales, comme
Pierre- Antoine Brunet, qui figure notamment sur la série de nus
avec Juliette Gernez.
Les danseurs sont-ils plus photogéniques que les chanteurs ou les
comédiens ?
Ça
dépend vraiment. Les gens les plus photogéniques sont ceux qui ont
le plus de distance avec leur physique. Quand je photographie les
danseurs, j'ai l'impression que ce qui compte, ce n'est pas tant
qu'ils soient beaux, mais que la photo soit intéressante.

Selon vous, y a t-il une évolution dans vos photos, depuis vos
débuts?
J'ai
l'impression qu'il y a un peu moins d'artifices qu'avant. Je n'ai
également plus peur du fond blanc, qui était très difficile à
gérer. D'autre part, j'attache une importance primordiale à la
lumière et là, j'ai trouvé celle qui me correspond. C'est comme
une signature. Mais c'est surtout des périodes je pense, comme
«Blessed
Unrest»,
plus dark
que
les autres. Tout cela est très instinctif en fait.
Y'a t-il un travail de retouches important ou préférez-vous garder
un aspect brut?
Il
y a peu de retouches, parce que je préfère la prise de vue et moins
le moment où je suis derrière l'ordinateur! Évidemment, je peux
contraster, modifier la balance des blancs, effacer les imperfections
etc... En revanche, ce qui est décisif, c'est le choix des images,
qui s'appelle l'editing.
Ça, c'est très important.
Les modèles ont-ils un regard sur ce travail d'editing
ou
vous laissent-ils carte blanche?
Je tiens
toujours à faire valider les photos. C'est primordial pour moi et ça
fait partie du climat de confiance que je veux instaurer. J'aime
travailler sur le long terme avec les modèles et si on n'a pas cette
relation de confiance, c'est biaisé.

Vous avez aussi fait une série de nus, y a t-il eu des contraintes
supplémentaires?
Le seul
risque est de tomber dans le cliché érotique. Je cherche donc à
être le plus graphique et stylisé possible. Après, le nu apporte
quelque chose en plus. Là, on est plus dans du portrait, mais dans
une recherche plastique du corps, dans sa généralité. Quand je
photographie du nu, j'ai presque l'impression d'être un sculpteur.
Pourquoi avoir choisi la photographie?
La photo
était pour moi le moyen le plus simple d’être en phase avec mon
côté artistique. De plus, c'est un outil magnifique pour entrer en
contact avec les gens.
Eve Grinsztajn a dit de vous que vous parveniez à capter «l'entre-
mouvement», et c'est vrai que la frontière entre vos images et le
cinéma est assez poreuse. Est-ce que faire du cinéma vous
intéresserait?
Quand
j'étais plus jeune, le clip de Madonna Justify
my Love,
réalisé par Mondino, m'a aussi donné envie de faire de la photo.
Quand j'ai vu ce que ce photographe avait réussi à faire en clip,
j'ai trouvé ça sublime. D'ailleurs, j'ai eu une première
expérience récemment : c'est un petit film artistique qui vient
juste de sortir, pour des parfums, Liquides
Imaginaires,
avec trois danseurs [Valentin Regnault, Utku Bal et Calista Ruat ndlr].
C'était très intéressant mais laborieux au niveau technique.
J'aimerais retenter l'expérience mais cela demande beaucoup de
préparation.

Quels sont vos projets?
Je
viens de terminer les photos de la production de Roméo et
Juliette à l’Opéra de Paris et j’exposerai
prochainement mes nus, en plus de mes deux projets que je poursuis à
long terme, avec «Blessed
Unrest» et
avec François Alu.
Propos recueillis par Paola Dicelli