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entretiens
De l'école à la compagnie, Monaco, cité de la danse

25 juin 2016 : Jean-Christophe Maillot, directeur des Ballets de Monte-Carlo


Le gala de fin d'année scolaire 2016 de l'Académie Princesse Grace a été l'occasion de découvrir les élèves de cette prestigieuse institution, et d'aller à la rencontre de son directeur, Luca Masala. Il nous aura aussi permis de retrouver Jean-Christophe Maillot, que nous avions déjà interviewé en décembre 2014. Il nous parle des liens entre l'Académie et la Compagnie - qui n'est pas du tout le débouché naturel de l'école, seul un petit nombre d'élèves y est engagé - et de ses choix en matière de recrutement de danseurs.


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Jean-Christophe Maillot

Quels sont les liens que vous entretenez, en tant que directeur des Ballets de Monte-Carlo, avec l'Académie Princesse Grace?

Les liens sont entre la compagnie et l'école sont à présent fondamentaux. La Princesse Caroline m'avait demandé, à la suite du décès de Marika Besobrasova, de reprendre la responsabilité de l'école et de trouver un directeur. Ça s'est fait de manière très rapide, en trois ou quatre mois. On avait toujours trouvé dommage que l'école n'ait pas de relations avec la compagnie. C'était une situation très paradoxale.

Quand j'ai fait appel à Luca, je savais que j'allais avoir affaire à quelqu'un avec l'esprit ouvert. Il était néanmoins très important pour moi que l'Académie ne soit pas l'école des Ballets de Monte-Carlo. Dans les écoles liées à des compagnies, les élèves intègrent l'école avec l'idée qu'ils vont obligatoirement intégrer la compagnie ensuite. S'ils ne le peuvent pas, c'est un échec pour eux. Je trouve terrible de mettre de jeunes élèves dans un sentiment d'échec. Je voulais une école pré-professionnelle, donc pas une école où on forme les élèves à partir de cinq-six ans, mais une école avec des élèves qu'on prend à quatorze ans. Je voulais également une école avec des élèves qu'on ait la possibilité de choisir, ce qui est extraordinaire. L'idée était de leur garantir un travail à la fin de leur cursus, ce qui est le cas aujourd'hui. De la même façon que cette compagnie ne fait pas que mon travail et que ses danseurs ne sont pas confrontés à un seul chorégraphe, je trouve important que l'école soit dans le même esprit et soit ouverte sur différentes compagnies.

La direction prise par Luca est une direction très académique. Le cœur de la formation, c'est la danse académique. Mais les élèves sont formés à la danse académique d'aujourd'hui. On leur apprend à se confronter à un chorégraphe néo-classique, voire à un chorégraphe contemporain. L'idée était que les contraintes financières ne soient pas trop importantes de manière à ce que tous les enfants, quel que soit leur milieu social, puissent accéder à l'école. Luca fait un gros travail sur tout ce qui est recherche de bourses, de sponsors privés, etc... Nous avons aussi fait en sorte que l'école devienne le plus autonome possible. L'objectif est de ne pas dépasser les cinquante élèves, avec des des effectifs de six ou sept par classe, ce qui offre une forme de luxe pédagogique. Cela fonctionne, parce que l'école peut se le permettre, au même titre qu'une compagnie comme la nôtre, qui est une compagnie indépendante, plus proche dans sa forme d'une compagnie contemporaine, mais qui jouit du privilège de l'institution, ou que le Monaco Dance Forum, qui peut présenter à Monaco autre chose que nos spectacles.

Il y a eu une vision d'ensemble quand on a imaginé la fusion des trois structures – l'école, la compagnie, le Monaco Dance Forum. C'est lié à la spécificité du pays. A Monaco, il n'y a pas d'autre compagnie, pas d'autre théâtre. En tant que responsable de la compagnie, je dois intégrer l'idée que, pour nourrir les spectateurs, il me faut présenter autre chose que ce que fait la compagnie, recevoir des compagnies extérieures, et également prendre en considération la formation des élèves. C'est cela une proposition chorégraphique complète. A Paris, il y a des tas d'écoles, il y a l'Opéra de Paris, il y a le Théâtre de la Ville... Il y a une proposition à la fois large et individualisée, parce que chaque structure peut se permettre d'être spécifique. Ici, ce n'est pas possible. C'est dans cet esprit que j'ai voulu que les trois structures se réunissent, d'autant plus qu'à l'époque, en 2009, on a eu des coupes financières assez sombres. Le Monaco Dance Forum a été énormément réduit, mais je ne voulais pas non plus qu'il disparaisse, car c'est la garantie d'une grande diversité : on reçoit Mikhail Barychnikov dans quelques jours, des compagnies en décembre... Je suis seul à Monaco à m'occuper de la danse, tout du moins je suis seul à en avoir la responsabilité, donc ma mission est obligatoirement tournée vers les autres. A titre d'exemples, il y a tout le travail pédagogique qu'on mène dans les écoles, les performances de Gaëtan Morlotti dans les musées, les jeunes chorégraphes que je pousse, ou encore le travail que l'on mène en collaboration avec cette merveilleuse école d'art qu'est le pavillon Bosio... C'est une école d'art affiliée aux écoles des beaux arts françaises, spécialisée dans la scénographie. Chaque année, je demande aux étudiants de travailler avec les jeunes chorégraphes de la compagnie sur des spectacles. Je leur demande aussi de me faire quarante affiches, qu'on peut voir en ce moment dans les rues de Monaco. Il y a aussi le travail avec Ernest Pignon-Ernest et JR, qui me préparent un nouveau rideau de scène pour le 21 juillet. L'Académie entre dans cet esprit de diversité. Cela fait partie d'une dynamique qui n'est possible qu'à Monaco.


Comment cela se passait-il avec l'Académie avant l'arrivée de Luca Masala?

Marika Besobrasova a dirigé l'Académie jusqu'en 2009 [elle est décédée en 2010, ndlr.], mais elle était très âgée. C'était une école semi-privée, semi-publique. Elle a fait un travail formidable pendant des années, elle a produit des danseurs extraordinaires, mais c'était une autre époque. Elle était très proche de la Princesse Grace et quand la Princesse Caroline a monté la compagnie, je pense qu'elle avait le rêve secret de la diriger. Et c'est Ghislaine Thesmar qui est venue. La relation entre l'école et la compagnie n'a jamais été très bonne, sous Ghislaine Thesmar, et même sous Jean-Yves Esquerre. C'était absurde. Ensuite, les danseurs qui voulaient auditionner pour moi venaient le dimanche matin en douce. Ils n'avaient pas le droit! Je pense que le travail qu'on faisait ici ne correspondait pas du tout à l'idée que Marika se faisait à l'époque de la danse. Elle me voyait comme un « monstre ». On faisait une danse un peu décadente à ses yeux. C'était donc très compliqué et dommage en même temps. Dans un pays aussi petit, on ne peut pas imaginer que la compagnie ne soit pas associée à une école de haut niveau. Mon idée, c'était de donner des moyens à l'école, de faire venir les élèves dans les studios de la compagnie pour qu'ils soient confrontés aux danseurs professionnels régulièrement. Quatre professeurs de l'Académie sont issus des Ballets de Monte-Carlo. Tout cela s'inscrit dans la logique du projet global que l'on avait avec Caroline qui était de se préoccuper de la formation, de la création et de la diffusion de l'art chorégraphique sous une forme structurelle particulière qui s'appelle maintenant les Ballets de Monte-Carlo.


L'Académie n'est pas pensée comme le terreau de recrutement des Ballets de Monte-Carlo. Vous arrive-t-il toutefois d'engager certains de ses élèves et pourquoi?

Il y a eu cinq élèves engagés, dont une fille qui arrive l'année prochaine, Katrin Schrader. Je dis toujours à Luca que je n'irai jamais chercher un danseur si un danseur ne manifeste pas d'abord un intérêt ou une envie de venir travailler dans la compagnie. Je les laisse très autonomes. Je ne suis d'ailleurs pas forcément en accord total avec la manière dont il conçoit l'école, mais je trouve formidable qu'il y ait quelqu'un qui s'en occupe avec une vision un peu différente. Je ne suis pas le directeur effectif, au sens où je ne suis pas le directeur de la formation pédagogique. Je suis le directeur de la structure, je lui donne les moyens de fonctionner, je protège la formation des élèves, j'assume les responsabilités s'il y a des problèmes majeurs... Si j'étais en total désaccord avec Luca, ça s'arrêterait, mais je veux quand même leur laisser penser eux-mêmes le cursus de formation. Ce sont eux qui sont dans l'école et y travaillent. Chaque année, dans les examens, on intègre une partie de mon répertoire. Par exemple, ils ont fait la variation du Cygne noir ou celle de la Marâtre. Je les ai également fait danser dans mon Casse-noisette en décembre. De même, les jeunes chorégraphes de la compagnie travaillent avec eux. Mais c'est parce que j'ai envie que ces enfants, qui ont la chance d'avoir un chorégraphe sur place, puissent avoir ce rapport. Après, je suis attentif à ne pas trop en faire. Je ne veux pas exercer de main-mise discrète sur l'école. Ils ne sont pas là pour moi. L'Académie reste une école pré-professionnelle, pas une compagnie junior. On forme des danseurs, on pense à eux et à leur avenir. Très tôt, il faut leur donner une autonomie de choix, leur ouvrir l'esprit et les laisser décider. S'ils mangent tous les jours des ballets de Maillot, évidement que cela influera sur leur perception des choses. Je laisse d'ailleurs Luca inviter des chorégraphes avec lesquels je n'ai aucune affinité. C'est un gros choc de sortir ensuite de cette école : les élèves sont en internat, ils vivent entre eux, ils sont assez protégés, peu nombreux de surcroît. Il y a un substitut familial très fort.

En ce qui concerne le recrutement dans ma compagnie, je dois dire que je ne suis pas obsédé par les bons danseurs. J'en vois passer plein des bons danseurs. La question, c'est de savoir si le danseur peut s'intégrer dans le groupe et dans le répertoire. Le recrutement se fait aussi en fonction des nécessités – selon les départs de danseurs, qui varient d'une année sur l'autre. Diriger une compagnie, c'est créer un groupe cohérent qui répond aux exigences du répertoire chorégraphique. Ce n'est pas en prenant des bons danseurs qu'on fait une bonne compagnie. Là, j'en vois de très bons, mais ils ne sont pas forcément dans l'esprit de ce que je cherche. Donc je trouve ça formidable qu'ils aillent au Royal Ballet, dans des compagnies allemandes, ou même au Mariinsky, comme la petite Mei. C'est cela notre spécificité. On est d'ailleurs la seule compagnie au monde à être uniquement composée d'étrangers – il n'y a pas de danseurs monégasques ! Notre survie dépend donc de l'accueil de l'autre.


Qu'est-ce qui vous intéresse chez un danseur?

La personne, l'interprète. Commet un être humain parvient-il à se dépasser, à aller au-delà de lui-même pour faire ce qui va lui être demandé par un autre? Pour moi, cela se passe dans un dialogue. Être chorégraphe, c'est accepter l'idée de faire un travail qu'on ne pourra jamais faire tout seul, qui dépendra toujours de l'autre. Si l'un de mes ballets n'est pas compris et « dépassé » par le danseur, il n'existe pas. Je l'ai constaté l'autre jour avec Kylian. On regardait ensemble un de ses ballets. Je lui dis que je les trouve extrêmement difficiles. Il me répond que les miens ne sont pas simples non plus. Certes, mais il y a une très grosse différence entre nous : plus personne ne remet en cause Kylian. Quand une compagnie danse du Kylian, elle ne s'expose qu'au jugement portant sur la manière de le danser. Les ballets de Kylian, s'ils sont mal dansés, ne remettent pas en cause la chorégraphie de Jiri : on dira simplement qu'ils sont mal dansés. Mes ballets, eux, s'ils sont mal dansés, n'existent pas. Ils sont portés par la capacité des danseurs à les faire exister. Je ne suis pas quelqu'un qui passe des heures à réfléchir à la maison, à visualiser la chorégraphie. La chorégraphie n'existe pour moi que dans l'instant où je suis dans le studio avec les danseurs. Évidemment, j'anticipe ce qu'on va faire, mais c'est la rencontre qui nourrit la chorégraphie. L'autre jour, il y a une très belle danseuse qui est venue auditionner. Je demande toujours aux danseurs de venir deux ou trois jours dans la compagnie, je ne fais pas d'auditions de groupe, uniquement des auditions individuelles pour voir les gens dans le cadre de la compagnie et après, on parle. Là, je me suis rendu compte que ce n'était pas possible. Elle ne connaissait pas le répertoire. Avant d'engager un danseur, un danseur s'engage à venir ici.

Je cherche donc un individu avec lequel j'ai le sentiment, de manière instinctive, d'avoir une complicité, au moins au niveau de la manière de bouger. C'est vrai, je suis assez obsessionnel avec les bras, avec une forme de liberté dans les bras, mais ce sont là des choses techniques assez inintéressantes en soi. En revanche, la personne que j'ai en face, c'est important. Dans une compagnie comme celle-ci et dans le genre de spectacle que je fais, cette complicité – et je dirais presque cet amour – est indispensable.


Il faut qu'ils s'intéressent à vous aussi en retour...

Évidemment! Le danseur a une relation obsessionnel avec lui-même, ce qui est légitime, vu l'effort que ce métier demande. Mais il n'y a pas de chorégraphe qui n'ait pas envie de recevoir cet amour d'en face. J'ai été assez paniqué quand mes danseurs-phare se sont arrêtés. Qui m'appelle? Qui me donne envie de venir dans le studio? Je ne peux pas travailler avec des gens que je n'aime pas, ni avec des gens que je ne connais pas. Je ne peux pas travailler dans une relation violente avec la création. Le conflit ne m'intéresse pas. Je ne crois pas un instant qu'on puisse sortir de quelqu'un quelque chose qu'il n'a pas envie de donner. Pour tirer le meilleur de quelqu'un, il faut le mettre dans une situation de plaisir, de bien-être. S'il n'y a pas de joie dans le studio, c'est insupportable quoi que l'on fasse. C'est pour cela que je ne peux pas aller dans une compagnie, entrer, m'asseoir, faire une distribution... Il n'y a qu'avec le Bolchoï que ça s'est passé, mais on a mis trois ans à s'apprivoiser.


Beaucoup de danseurs emblématiques des Ballets de Monte-Carlo sont effectivement partis ces dernières années. Le renouvellement d'une compagnie est-il difficile?

Il y a eu une période très dure, une période creuse. On ne peut pas, d'un coup, substituer une génération à une autre. Depuis cette année, je vois une régénérescence. Tous les danseurs que j'ai engagés depuis deux ans sont des danseurs que j'ai engagés avec l'idée que les autres n'étaient plus là. Là, on revient d'Allemagne, où j'avais toute une nouvelle distribution sur le Lac et c'était formidable. Il y avait quelque chose qui se reconstruisait. C'est cyclique dans toutes les compagnies, mais c'est particulièrement fort ici. J'engage des gens que j'aime, et comme on est dans une relation un peu affective, ils ne peuvent pas être pour moi que des danseurs. La relation n'est certes plus la même que celle que j'avais avec eux quand j'avais trente ans, et aujourd'hui, la distance est évidemment beaucoup plus grande, mais je ne peux pas m'en détacher complètement non plus. C'est un peu compliqué, mais il faut laisser le temps aux choses de se refaire. Je peux après tout très bien imaginer que la compagnie soit dans dix ans une compagnie qui propose beaucoup de créations, programme beaucoup d'autres chorégraphes, ça n'est pas impossible. Ça fait d'ailleurs deux ans que je n'ai pas fait de création.

Les Ballets de Monte-Carlo viennent de fêter leurs 30 ans [la compagnie a été créée en décembre 1985, ndlr.]. Quels sont vos projets pour la prochaine décennie?

Je devais initialement faire une création en décembre 2016 avec Danny Elfman [célèbre compositeur américain de musiques de film et de séries télévisées. Il a notamment collaboré avec le réalisateur Tim Burton, et à réalisé l'illustration sonore de la série Desperate Housewifes, ndlr]. Pour des raisons de calendrier, on l'a repoussée à décembre 2017. Je me suis posé la question suivante : est-ce que je suis totalement satisfait de mes propres créations? La réponse est non évidemment. Cette course à la création, à quoi bon? Je n'ai plus les mêmes danseurs. La Belle a aujourd'hui quinze ans, Le Songe huit ans. L'idée, ce serait donc plutôt de retourner à ces pièces, de les finir, de les réécrire, de les repenser dans leur esthétique en tenant compte des nouveaux danseurs qui arrivent. J'ai envie de retravailler ces pièces. Je veux assumer le fait qu'elles ne sont pas complètement abouties. Dans une vie de chorégraphe, il n'y a pas tant de pièces emblématiques d'un travail et d'une identité. Je veux pouvoir regarder certains de mes ballets en me disant que je suis allé à l'essentiel, au bout de l'idée que je m'étais fixé. C'est cela que j'ai envie de faire pendant un an ou deux.

Pendant ce temps, je vais inviter Natalia Horecna à faire une création. Je vais réinviter Sidi Larbi Cherkaoui, que j'avais fait venir en 2002 – c'était la première fois qu'il travaillait pour une compagnie extérieure. Il y a aussi Jeroen Verbrüggen, que j'associe toujours à la structure. Je veux croire en lui. Il faut donner du temps aux chorégraphes. Aujourd'hui, on ne laisse pas la possibilité aux gens de se planter, de chercher. On veut tout de suite la pièce sur laquelle tout le monde va tomber d'accord. Il y a une espèce d'hystérie, un besoin de consommation artistique que je trouve effrayant. Moi j'ai eu besoin de beaucoup de temps et je crois qu'il n'y a pas d'artistes qui n'aient besoin de beaucoup de temps. Évidemment, on ne va pas soutenir pendant trente ans quelque chose qui n'a aucun intérêt, mais je suis convaincu que le travail de Jeroen est passionnant. Aujourd'hui se pose forcément la question de l'avenir des compagnies comme la nôtre. Faut-il rester dans un néo-classicisme sage, avec des Wheeldon, des Peck, des Ratmansky, qui font plaisir mais peut-être pas avancer tant que ça? Faut-il faire ce que j'ai fait – et peut-être ai-je eu tort parfois? - en faisant venir Cherkaoui, Emio Greco, Marie Chouinard? Qu'est-ce qu'on leur donne à manger à nos danseurs? Dans le lyrique ou dans les orchestres, le répertoire reste académique à 90%. Dans les compagnies de ballet, on vit dans cette nécessité, à la fois merveilleuse et horrible, de 80% de création. On ne peut plus faire ce que l'on a déjà fait. Jeroen, lui, utilise les pointes, il a complètement digéré la problématique contemporain / classique, il aime un certain type de danseur, de corps, de technique, et il veut les mettre au service de son écriture, qui ne ressemble à aucune autre. Il est en-dehors des codes néo-classiques rassurants, sans être non plus totalement contemporain. Certes, il y a des imperfections, mais au moins cherche-t-il des réponses pour savoir comment nourrir des compagnies de cinquante danseurs comme la nôtre, qui veulent faire autre chose que simplement du Forsythe ou du Kylian... Comme disait mon ami Igor Essner, on ne trouve pas Balanchine toutes les semaines!

Il y a un vrai problème d'époque. Je n'ai pas la solution, mais c'est à cela que je veux réfléchir pendant les dix prochaines années. J'ai la chance ici d'être autonome, je ne suis dans aucun circuit, je n'ai pas à subir les contraintes qui font que finalement on voit les mêmes spectacles partout. Sûrement on va se tromper, sûrement il y aura du déchet, mais c'est la seule chose qui m'intéresse et me préoccupe. Quand je monte Lac, je pense qu'il y a une autre solution que faire du Mats Ek ou, à l'inverse, une chorégraphie qui ne touche pas au deuxième acte. Il doit y avoir la possibilité de faire danser sur du Tchaïkovsky – et pourquoi pas d'être un cygne un jour? Tout ça en utilisant les pointes, parce que ces danseurs ont quand même commencé la danse à cinq ans... Le travail de la pointe, c'est un travail incroyable, ça ne peut pas disparaître. La reconnaissance du statut social du danseur, c'est important aussi pour moi. Parfois, j'entends les uns dire que les Ballets de Monte-Carlo, c'est trop contemporain, les autres que c'est trop classique. Pourquoi faut-il correspondre à une étiquette? Au Bolchoi, les choses sont simples, logiques. Quand je suis là-bas, je vais voir La Bayadère, et c'est ce pour quoi les danseurs travaillent tous les jours. Mais ici? Qu'est-ce qu'on doit donner comme bagage aux danseurs?

C'est aussi ce que je trouve bien avec cette école. On n'est pas tombé dans le piège du contemporain. Certes, les élèves travaillent avec des gens qui leur donnent une conscience du mouvement du corps, de la circularité, mais ils ne font pas du contemporain comme on fait du classique, et parce qu'il faut la parité. Ce sont des danseurs classiques, ouverts sur le monde et la demande très diversifiée des chorégraphes d'aujourd'hui, et basta. Cela peut passer par la danse espagnole, par le jazz, par le hip-hop, par le contemporain, ou encore par mon travail... Mais peu importe. Ce que l'on veut, c'est que ces enfants soient le plus nourris possible. De la même façon, j'espère que mes danseurs, quand ils quittent la compagnie, ont le sentiment d'avoir été dans un endroit où ils ont été confrontés pendant quatre ou cinq ans au plus grand nombre de possibles dans une époque comme la nôtre : travailler avec de grands chorégraphes, avec de jeunes chorégraphes, avec un chorégraphe permanent, avec un mec barjot, avec du répertoire... On meurt aujourd'hui de perte de mémoire et plus encore d'ignorance. Il faut absolument nourrir les gens le plus possible, leur rappeler d'où viennent les choses, pourquoi on les fait, et leur apprendre à vivre aussi.



Propos recueillis par Bénédicte Jarrasse



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Entretien réalisé le 25 juin 2016 - Jean-Chrisophe Maillot © 2016, Dansomanie


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