Quels
sont les liens que vous entretenez, en tant que directeur des Ballets
de Monte-Carlo, avec l'Académie Princesse Grace?
Les liens sont entre la compagnie et l'école sont à
présent fondamentaux. La Princesse Caroline m'avait demandé, à la
suite du décès de Marika Besobrasova, de reprendre la
responsabilité de l'école et de trouver un directeur. Ça s'est
fait de manière très rapide, en trois ou quatre mois. On avait
toujours trouvé dommage que l'école n'ait pas de relations avec la
compagnie. C'était une situation très paradoxale.
Quand j'ai fait appel à Luca, je savais que j'allais
avoir affaire à quelqu'un avec l'esprit ouvert. Il était néanmoins
très important pour moi que l'Académie ne soit pas l'école des
Ballets de Monte-Carlo. Dans les écoles liées à des compagnies,
les élèves intègrent l'école avec l'idée qu'ils vont
obligatoirement intégrer la compagnie ensuite. S'ils ne le peuvent
pas, c'est un échec pour eux. Je trouve terrible de mettre de jeunes
élèves dans un sentiment d'échec. Je voulais une école
pré-professionnelle, donc pas une école où on forme les élèves à
partir de cinq-six ans, mais une école avec des élèves qu'on prend
à quatorze ans. Je voulais également une école avec des élèves
qu'on ait la possibilité de choisir, ce qui est extraordinaire.
L'idée était de leur garantir un travail à la fin de leur cursus,
ce qui est le cas aujourd'hui. De la même façon que cette compagnie
ne fait pas que mon travail et que ses danseurs ne sont pas
confrontés à un seul chorégraphe, je trouve important que l'école
soit dans le même esprit et soit ouverte sur différentes
compagnies.
La direction prise par Luca est une direction très
académique. Le cœur de la formation, c'est la danse académique.
Mais les élèves sont formés à la danse académique d'aujourd'hui.
On leur apprend à se confronter à un chorégraphe néo-classique,
voire à un chorégraphe contemporain. L'idée était que les
contraintes financières ne soient pas trop importantes de manière à
ce que tous les enfants, quel que soit leur milieu social, puissent
accéder à l'école. Luca fait un gros travail sur tout ce qui est
recherche de bourses, de sponsors privés, etc... Nous avons aussi
fait en sorte que l'école devienne le plus autonome possible.
L'objectif est de ne pas dépasser les cinquante élèves, avec des
des effectifs de six ou sept par classe, ce qui offre une forme de
luxe pédagogique. Cela fonctionne, parce que l'école peut se le
permettre, au même titre qu'une compagnie comme la nôtre, qui est
une compagnie indépendante, plus proche dans sa forme d'une
compagnie contemporaine, mais qui jouit du privilège de
l'institution, ou que le Monaco Dance Forum, qui peut présenter à
Monaco autre chose que nos spectacles.
Il y a eu une vision d'ensemble quand on a imaginé la
fusion des trois structures – l'école, la compagnie, le Monaco
Dance Forum. C'est lié à la spécificité du pays. A Monaco, il n'y
a pas d'autre compagnie, pas d'autre théâtre. En tant que
responsable de la compagnie, je dois intégrer l'idée que, pour
nourrir les spectateurs, il me faut présenter autre chose que ce
que fait la compagnie, recevoir des compagnies extérieures, et
également prendre en considération la formation des élèves. C'est
cela une proposition chorégraphique complète. A Paris, il y a des
tas d'écoles, il y a l'Opéra de Paris, il y a le Théâtre de la
Ville... Il y a une proposition à la fois large et individualisée,
parce que chaque structure peut se permettre d'être spécifique.
Ici, ce n'est pas possible. C'est dans cet esprit que j'ai voulu que
les trois structures se réunissent, d'autant plus qu'à l'époque,
en 2009, on a eu des coupes financières assez sombres. Le Monaco
Dance Forum a été énormément réduit, mais je ne voulais pas non
plus qu'il disparaisse, car c'est la garantie d'une grande
diversité : on reçoit Mikhail Barychnikov dans quelques jours,
des compagnies en décembre... Je suis seul à Monaco à m'occuper de
la danse, tout du moins je suis seul à en avoir la responsabilité,
donc ma mission est obligatoirement tournée vers les autres. A titre
d'exemples, il y a tout le travail pédagogique qu'on mène dans les
écoles, les performances de Gaëtan Morlotti dans les musées, les
jeunes chorégraphes que je pousse, ou encore le travail que l'on
mène en collaboration avec cette merveilleuse école d'art qu'est le
pavillon Bosio... C'est une école d'art affiliée aux écoles des
beaux arts françaises, spécialisée dans la scénographie. Chaque
année, je demande aux étudiants de travailler avec les jeunes
chorégraphes de la compagnie sur des spectacles. Je leur demande
aussi de me faire quarante affiches, qu'on peut voir en ce moment
dans les rues de Monaco. Il y a aussi le travail avec Ernest
Pignon-Ernest et JR, qui me préparent un nouveau rideau de
scène pour le 21 juillet. L'Académie entre dans cet esprit de
diversité. Cela fait partie d'une dynamique qui n'est possible qu'à
Monaco.
Comment
cela se passait-il avec l'Académie avant l'arrivée de Luca Masala?
Marika Besobrasova a dirigé l'Académie jusqu'en 2009
[elle est décédée en 2010, ndlr.], mais elle était très âgée.
C'était une école semi-privée, semi-publique. Elle a fait un
travail formidable pendant des années, elle a produit des danseurs
extraordinaires, mais c'était une autre époque. Elle était très
proche de la Princesse Grace et quand la Princesse Caroline a monté
la compagnie, je pense qu'elle avait le rêve secret de la diriger.
Et c'est Ghislaine Thesmar qui est venue. La relation entre l'école
et la compagnie n'a jamais été très bonne, sous Ghislaine Thesmar,
et même sous Jean-Yves Esquerre. C'était absurde. Ensuite, les
danseurs qui voulaient auditionner pour moi venaient le dimanche
matin en douce. Ils n'avaient pas le droit! Je pense que le
travail qu'on faisait ici ne correspondait pas du tout à l'idée que
Marika se faisait à l'époque de la danse. Elle me voyait comme un
« monstre ». On faisait une danse un peu décadente à
ses yeux. C'était donc très compliqué et dommage en même temps.
Dans un pays aussi petit, on ne peut pas imaginer que la compagnie ne
soit pas associée à une école de haut niveau. Mon idée, c'était
de donner des moyens à l'école, de faire venir les élèves dans
les studios de la compagnie pour qu'ils soient confrontés aux
danseurs professionnels régulièrement. Quatre professeurs de
l'Académie sont issus des Ballets de Monte-Carlo. Tout cela
s'inscrit dans la logique du projet global que l'on avait avec
Caroline qui était de se préoccuper de la formation, de la création
et de la diffusion de l'art chorégraphique sous une forme
structurelle particulière qui s'appelle maintenant les Ballets de
Monte-Carlo.
L'Académie
n'est pas pensée comme le terreau de recrutement des Ballets de
Monte-Carlo. Vous arrive-t-il toutefois d'engager certains de
ses élèves et pourquoi?
Il y a eu cinq élèves engagés, dont une fille qui
arrive l'année prochaine, Katrin Schrader. Je dis toujours à Luca
que je n'irai jamais chercher un danseur si un danseur ne manifeste
pas d'abord un intérêt ou une envie de venir travailler dans la
compagnie. Je les laisse très autonomes. Je ne suis d'ailleurs pas
forcément en accord total avec la manière dont il conçoit l'école,
mais je trouve formidable qu'il y ait quelqu'un qui s'en occupe avec
une vision un peu différente. Je ne suis pas le directeur effectif,
au sens où je ne suis pas le directeur de la formation pédagogique.
Je suis le directeur de la structure, je lui donne les moyens de
fonctionner, je protège la formation des élèves, j'assume les
responsabilités s'il y a des problèmes majeurs... Si j'étais en
total désaccord avec Luca, ça s'arrêterait, mais je veux quand
même leur laisser penser eux-mêmes le cursus de formation. Ce sont
eux qui sont dans l'école et y travaillent. Chaque année, dans les
examens, on intègre une partie de mon répertoire. Par exemple, ils
ont fait la variation du Cygne noir ou celle de la Marâtre. Je les
ai également fait danser dans mon Casse-noisette en décembre.
De même, les jeunes chorégraphes de la compagnie travaillent avec
eux. Mais c'est parce que j'ai envie que ces enfants, qui ont la
chance d'avoir un chorégraphe sur place, puissent avoir ce rapport.
Après, je suis attentif à ne pas trop en faire. Je ne veux pas
exercer de main-mise discrète sur l'école. Ils ne sont pas là pour
moi. L'Académie reste une école pré-professionnelle, pas une
compagnie junior. On forme des danseurs, on pense à eux et à leur
avenir. Très tôt, il faut leur donner une autonomie de choix, leur
ouvrir l'esprit et les laisser décider. S'ils mangent tous les jours
des ballets de Maillot, évidement que cela influera sur leur
perception des choses. Je laisse d'ailleurs Luca inviter des
chorégraphes avec lesquels je n'ai aucune affinité. C'est un gros
choc de sortir ensuite de cette école : les élèves sont en
internat, ils vivent entre eux, ils sont assez protégés, peu
nombreux de surcroît. Il y a un substitut familial très fort.
En ce qui concerne le recrutement dans ma compagnie, je
dois dire que je ne suis pas obsédé par les bons danseurs. J'en
vois passer plein des bons danseurs. La question, c'est de savoir si
le danseur peut s'intégrer dans le groupe et dans le répertoire. Le
recrutement se fait aussi en fonction des nécessités – selon les
départs de danseurs, qui varient d'une année sur l'autre. Diriger
une compagnie, c'est créer un groupe cohérent qui répond aux
exigences du répertoire chorégraphique. Ce n'est pas en prenant des
bons danseurs qu'on fait une bonne compagnie. Là, j'en vois de très
bons, mais ils ne sont pas forcément dans l'esprit de ce que je
cherche. Donc je trouve ça formidable qu'ils aillent au Royal
Ballet, dans des compagnies allemandes, ou même au Mariinsky, comme
la petite Mei. C'est cela notre spécificité. On est d'ailleurs la
seule compagnie au monde à être uniquement composée d'étrangers –
il n'y a pas de danseurs monégasques ! Notre survie dépend
donc de l'accueil de l'autre.
Qu'est-ce
qui vous intéresse chez un danseur?
La personne, l'interprète. Commet un être humain
parvient-il à se dépasser, à aller au-delà de lui-même pour
faire ce qui va lui être demandé par un autre? Pour moi, cela
se passe dans un dialogue. Être chorégraphe, c'est accepter l'idée
de faire un travail qu'on ne pourra jamais faire tout seul, qui
dépendra toujours de l'autre. Si l'un de mes ballets n'est pas
compris et « dépassé » par le danseur, il n'existe pas.
Je l'ai constaté l'autre jour avec Kylian. On regardait ensemble un
de ses ballets. Je lui dis que je les trouve extrêmement difficiles.
Il me répond que les miens ne sont pas simples non plus. Certes,
mais il y a une très grosse différence entre nous : plus
personne ne remet en cause Kylian. Quand une compagnie danse du
Kylian, elle ne s'expose qu'au jugement portant sur la manière de le
danser. Les ballets de Kylian, s'ils sont mal dansés, ne remettent
pas en cause la chorégraphie de Jiri : on dira simplement
qu'ils sont mal dansés. Mes ballets, eux, s'ils sont mal dansés,
n'existent pas. Ils sont portés par la capacité des danseurs à les
faire exister. Je ne suis pas quelqu'un qui passe des heures à
réfléchir à la maison, à visualiser la chorégraphie. La
chorégraphie n'existe pour moi que dans l'instant où je suis dans
le studio avec les danseurs. Évidemment, j'anticipe ce qu'on va
faire, mais c'est la rencontre qui nourrit la chorégraphie. L'autre
jour, il y a une très belle danseuse qui est venue auditionner. Je
demande toujours aux danseurs de venir deux ou trois jours dans la
compagnie, je ne fais pas d'auditions de groupe, uniquement des
auditions individuelles pour voir les gens dans le cadre de la
compagnie et après, on parle. Là, je me suis rendu compte que ce
n'était pas possible. Elle ne connaissait pas le répertoire. Avant
d'engager un danseur, un danseur s'engage à venir ici.
Je cherche donc un individu avec lequel j'ai le
sentiment, de manière instinctive, d'avoir une complicité, au moins
au niveau de la manière de bouger. C'est vrai, je suis assez
obsessionnel avec les bras, avec une forme de liberté dans les bras,
mais ce sont là des choses techniques assez inintéressantes en soi.
En revanche, la personne que j'ai en face, c'est important. Dans une
compagnie comme celle-ci et dans le genre de spectacle que je fais,
cette complicité – et je dirais presque cet amour – est
indispensable.
Il
faut qu'ils s'intéressent à vous aussi en retour...
Évidemment! Le danseur a une relation
obsessionnel avec lui-même, ce qui est légitime, vu l'effort que ce
métier demande. Mais il n'y a pas de chorégraphe qui n'ait pas
envie de recevoir cet amour d'en face. J'ai été assez paniqué
quand mes danseurs-phare se sont arrêtés. Qui m'appelle? Qui
me donne envie de venir dans le studio? Je ne peux pas travailler
avec des gens que je n'aime pas, ni avec des gens que je ne connais
pas. Je ne peux pas travailler dans une relation violente avec la
création. Le conflit ne m'intéresse pas. Je ne crois pas un instant
qu'on puisse sortir de quelqu'un quelque chose qu'il n'a pas envie de
donner. Pour tirer le meilleur de quelqu'un, il faut le mettre dans
une situation de plaisir, de bien-être. S'il n'y a pas de joie dans
le studio, c'est insupportable quoi que l'on fasse. C'est pour cela
que je ne peux pas aller dans une compagnie, entrer, m'asseoir, faire
une distribution... Il n'y a qu'avec le Bolchoï que ça s'est passé,
mais on a mis trois ans à s'apprivoiser.
Beaucoup
de danseurs emblématiques des Ballets de Monte-Carlo sont
effectivement partis ces dernières années. Le renouvellement d'une
compagnie est-il difficile?
Il y a eu une période très dure, une période creuse.
On ne peut pas, d'un coup, substituer une génération à une autre.
Depuis cette année, je vois une régénérescence. Tous les danseurs
que j'ai engagés depuis deux ans sont des danseurs que j'ai engagés
avec l'idée que les autres n'étaient plus là. Là, on revient
d'Allemagne, où j'avais toute une nouvelle distribution sur le Lac
et c'était formidable. Il y avait quelque chose qui se
reconstruisait. C'est cyclique dans toutes les compagnies, mais c'est
particulièrement fort ici. J'engage des gens que j'aime, et comme on
est dans une relation un peu affective, ils ne peuvent pas être pour
moi que des danseurs. La relation n'est certes plus la même que
celle que j'avais avec eux quand j'avais trente ans, et aujourd'hui,
la distance est évidemment beaucoup plus grande, mais je ne peux pas
m'en détacher complètement non plus. C'est un peu compliqué, mais
il faut laisser le temps aux choses de se refaire. Je peux après
tout très bien imaginer que la compagnie soit dans dix ans une
compagnie qui propose beaucoup de créations, programme beaucoup
d'autres chorégraphes, ça n'est pas impossible. Ça fait d'ailleurs
deux ans que je n'ai pas fait de création.
Les
Ballets de Monte-Carlo viennent de fêter leurs 30 ans [la compagnie
a été créée en décembre 1985, ndlr.]. Quels sont vos projets
pour la prochaine décennie?
Je
devais initialement faire une création en décembre
2016 avec Danny Elfman [célèbre compositeur
américain de musiques de film et de séries
télévisées. Il a notamment collaboré avec
le réalisateur Tim Burton, et à réalisé
l'illustration sonore de la série Desperate Housewifes, ndlr]. Pour des raisons de calendrier, on l'a
repoussée à décembre 2017. Je me suis posé la question suivante
: est-ce que je suis totalement satisfait de mes propres créations?
La réponse est non évidemment. Cette course à la création, à
quoi bon? Je n'ai plus les mêmes danseurs. La Belle a
aujourd'hui quinze ans, Le Songe huit
ans. L'idée, ce serait donc plutôt de retourner à ces pièces, de
les finir, de les réécrire, de les repenser dans leur esthétique
en tenant compte des nouveaux danseurs qui arrivent. J'ai envie de
retravailler ces pièces. Je veux assumer le fait qu'elles ne sont
pas complètement abouties. Dans une vie de chorégraphe, il n'y a
pas tant de pièces emblématiques d'un travail et d'une identité.
Je veux pouvoir regarder certains de mes ballets en me disant que je
suis allé à l'essentiel, au bout de l'idée que je m'étais fixé.
C'est cela que j'ai envie de faire pendant un an ou deux.
Pendant ce temps, je vais inviter Natalia Horecna à
faire une création. Je vais réinviter Sidi Larbi Cherkaoui, que
j'avais fait venir en 2002 – c'était la première fois qu'il
travaillait pour une compagnie extérieure. Il y a aussi Jeroen
Verbrüggen, que j'associe toujours à la structure. Je veux croire
en lui. Il faut donner du temps aux chorégraphes. Aujourd'hui, on ne
laisse pas la possibilité aux gens de se planter, de chercher. On
veut tout de suite la pièce sur laquelle tout le monde va tomber
d'accord. Il y a une espèce d'hystérie, un besoin de consommation
artistique que je trouve effrayant. Moi j'ai eu besoin de beaucoup de
temps et je crois qu'il n'y a pas d'artistes qui n'aient besoin de
beaucoup de temps. Évidemment, on ne va pas soutenir pendant trente
ans quelque chose qui n'a aucun intérêt, mais je suis convaincu que
le travail de Jeroen est passionnant. Aujourd'hui se pose forcément
la question de l'avenir des compagnies comme la nôtre. Faut-il
rester dans un néo-classicisme sage, avec des Wheeldon, des Peck,
des Ratmansky, qui font plaisir mais peut-être pas avancer tant que
ça? Faut-il faire ce que j'ai fait – et peut-être ai-je eu
tort parfois? - en faisant venir Cherkaoui, Emio Greco, Marie
Chouinard? Qu'est-ce qu'on leur donne à manger à nos
danseurs? Dans le lyrique ou dans les orchestres, le répertoire
reste académique à 90%. Dans les compagnies de ballet, on vit dans
cette nécessité, à la fois merveilleuse et horrible, de 80% de
création. On ne peut plus faire ce que l'on a déjà fait. Jeroen,
lui, utilise les pointes, il a complètement digéré la
problématique contemporain / classique, il aime un certain type de
danseur, de corps, de technique, et il veut les mettre au service de
son écriture, qui ne ressemble à aucune autre. Il est en-dehors des
codes néo-classiques rassurants, sans être non plus totalement
contemporain. Certes, il y a des imperfections, mais au moins
cherche-t-il des réponses pour savoir comment nourrir des compagnies
de cinquante danseurs comme la nôtre, qui veulent faire autre chose
que simplement du Forsythe ou du Kylian... Comme disait mon ami Igor
Essner, on ne trouve pas Balanchine toutes les semaines!
Il y a un vrai problème d'époque. Je n'ai pas la
solution, mais c'est à cela que je veux réfléchir pendant les dix
prochaines années. J'ai la chance ici d'être autonome, je ne suis
dans aucun circuit, je n'ai pas à subir les contraintes qui font que
finalement on voit les mêmes spectacles partout. Sûrement on va se
tromper, sûrement il y aura du déchet, mais c'est la seule chose
qui m'intéresse et me préoccupe. Quand je monte Lac, je
pense qu'il y a une autre solution que faire du Mats Ek ou, à
l'inverse, une chorégraphie qui ne touche pas au deuxième acte. Il
doit y avoir la possibilité de faire danser sur du Tchaïkovsky –
et pourquoi pas d'être un cygne un jour? Tout ça en utilisant
les pointes, parce que ces danseurs ont quand même commencé la
danse à cinq ans... Le travail de la pointe, c'est un travail
incroyable, ça ne peut pas disparaître. La reconnaissance du statut
social du danseur, c'est important aussi pour moi. Parfois, j'entends
les uns dire que les Ballets de Monte-Carlo, c'est trop contemporain,
les autres que c'est trop classique. Pourquoi faut-il correspondre à
une étiquette? Au Bolchoi, les choses sont simples, logiques.
Quand je suis là-bas, je vais voir La Bayadère, et c'est ce
pour quoi les danseurs travaillent tous les jours. Mais ici?
Qu'est-ce qu'on doit donner comme bagage aux danseurs?
C'est aussi ce que je trouve bien avec cette école. On
n'est pas tombé dans le piège du contemporain. Certes, les élèves
travaillent avec des gens qui leur donnent une conscience du
mouvement du corps, de la circularité, mais ils ne font pas du
contemporain comme on fait du classique, et parce qu'il faut la
parité. Ce sont des danseurs classiques, ouverts sur le monde et la
demande très diversifiée des chorégraphes d'aujourd'hui, et basta.
Cela peut passer par la danse espagnole, par le jazz, par le hip-hop,
par le contemporain, ou encore par mon travail... Mais peu importe.
Ce que l'on veut, c'est que ces enfants soient le plus nourris
possible. De la même façon, j'espère que mes danseurs, quand ils quittent la
compagnie, ont le sentiment d'avoir été dans un endroit où ils ont
été confrontés pendant quatre ou cinq ans au plus grand nombre de
possibles dans une époque comme la nôtre : travailler avec de
grands chorégraphes, avec de jeunes chorégraphes, avec un
chorégraphe permanent, avec un mec barjot, avec du répertoire... On
meurt aujourd'hui de perte de mémoire et plus encore d'ignorance. Il
faut absolument nourrir les gens le plus possible, leur rappeler d'où
viennent les choses, pourquoi on les fait, et leur apprendre à vivre
aussi.
Propos recueillis par Bénédicte Jarrasse